Sombre, sensible et puissant. C’est ainsi qu’on définirait le tout premier EP de Nadjee, Nigredo, disponible depuis le 29 octobre dernier. En alchimie, le nigredo fait référence à la noirceur. C’est par ce biais et cet aspect que Nadjee nous invite à voyager à travers ses divers états d’âme et multiples questionnements. Pourtant, cet EP ne se résume pas qu’à cette obscurité, mais plutôt aux messages d’espoirs et l’incroyable sensibilité de son auteur. Toujours et encore vêtu de son mystérieux col roulé, bavard, léger et souriant, il revient avec nous sur la réalisation de ce projet envoûtant et bourré de belles surprises.
Un retour en douceur avec un premier EP
La Pépite : Tu es présent sur la scène musicale depuis plusieurs années mais c’est seulement aujourd’hui que sort ton premier projet, Nigredo. Tu as pourtant réussi à rassembler une communauté derrière toi en sortant seulement quelques singles de temps en temps. Comment on prépare un projet quand on a été habitué à proposer des singles à son public ?
Nadjee : Franchement, c’est une bonne question. On se fait un peu violence parce que c’est différent et qu’il faut penser un peu autrement. Bizarrement, j’ai toujours sorti des singles, mais dans ma tête, j’ai toujours pensé « album ». J’ai toujours eu cet instinct de créer une synergie dans ma musique, quelque chose d’assez uniforme. J’essaye de trouver une cohérence dans ce que je fais, même si je suis très éclectique. Donc, au final, quand il a fallu faire un projet, j’y étais plutôt préparé.
P : Pourquoi as-tu choisi un format EP de 9 titres pour commencer ?
N : À la base, on voulait faire un album, mais pas du tout avec ces titres là. (Il hésite.) Bon, je dis tout, ça part ! En vérité, mon album est prêt depuis deux ans, sauf que j’ai eu quelques soucis qui ont fait que ça a toujours été repoussé. Lorsque je suis retourné en indé, je me suis dit que c’était enfin le bon moment pour sortir mon album, mais il fallait trouver la bonne manière de revenir… Donc on a changé d’avis et on s’est dit qu’il était plus judicieux de sortir un EP en premier.
Il y a une histoire que j’essaye de raconter et elle commence maintenant.
P : Pour ce projet, on te retrouve sur une cover en noir et blanc et on ne peut pas t’identifier car ton visage est camouflé. On ressent un univers un peu froid et ainsi en adéquation avec le côté sombre, doux et puissant de ta musique. Qu’est-ce que cette cover représente pour toi ?
N : C’est le début de tout. J’ai un univers assez riche et j’essaye de le développer sur le long terme, à travers les projets et la tenue que j’ai tout le temps. Il y a une histoire que j’essaye de raconter et elle commence dès maintenant. On me demande souvent pourquoi je porte cet accoutrement. Ça intrigue et je compte bien l’expliquer à travers mes projets. Cet EP est le tout début de cette explication. C’est d’ailleurs pour ça que je suis en train d’enfiler le col roulé sur la cover.
P : En quoi représente-t-elle ta musique ?
N : Le projet s’appelle Nigredo, c’est un concept alchimique qui représente la partie négative d’une matière ou d’un être. Moi, j’appelle ça la partie sombre. Le projet raconte ma rencontre avec celle-ci. D’où le côté noir et blanc, assez sombre et assez froid, comme tu disais tout à l’heure.
Polyvalent et pleins de ressources
P : L’intro de ton projet lui apporte quelque chose d’assez cinématographique, notamment avec la discussion entre les deux protagonistes et le violon à la fin. Est-ce qu’il y a un aspect et une dimension « théâtrale » et « cinématographique » à ta musique et à ce projet en particulier ?
N : Fort, fort, fort ! Quand j’ai fait l’intro, je savais déjà ce que je voulais. Ce que t’as ressenti, c’est parfait, c’était ça qu’on voulait faire ! Elle est importante pour moi parce qu’elle pose un peu le contexte du début de l’histoire.
P : Tu es un artiste extrêmement polyvalent. Non seulement tu t’adaptes autant au chant qu’au rap, mais en plus ta musique est un véritable mélange entre plusieurs genres musicaux. Tu définis toi-même ta musique comme un « choc entre le classique et l’urbain, le tout assaisonné de rythmiques folkloriques ». En quoi cette polyvalence te représente-t-elle ?
N : J’ai différentes facettes, comme tout le monde. Personne n’est que d’une manière. Un jour t’es triste, un jour t’es heureux. Rien que ça, c’est chelou. Le concept est bizarre : pourquoi on serait pas tout le temps heureux ou tout le temps triste ? Il faut accepter le changement, naviguer entre les différentes émotions, les différents états d’âme et c’est ce que je fais. J’aime bien mettre en musique ce que je ressens. Quand je suis triste, le son le sera aussi, mais je suis aussi quelqu’un de très solaire donc il y aura toujours un message d’espoir.
P : Le dernier titre « Loin du monde » est un des titres les plus profonds de ton projet. Dedans, tu dresses un constat assez amer de la réalité de ce monde et de la vie quotidienne où tu dis toi-même : « Ma génération est de plus en plus consciente, donc la manipuler devient de plus en plus difficile ». L’écriture et la musique, c’est ce qui te permet de « résister » à cette manipulation et à prendre conscience de certaines réalités ?
N : J’ai envie de dire non parce que ce n’est pas ce que je vais écrire qui va maintenir mon esprit éveillé. Je dirais plutôt que l’écriture et la musique en elles-mêmes sont une manière de sceller les niveaux de conscience. J’avais besoin de terminer le projet sur une note d’espoir avec le titre « Loin du monde ». Quand je dis « sois pas malheureux, on doit vivre avec », je me parle surtout à moi-même. Ça me fait du bien d’écouter ce son. Pour moi, la musique c’est plus un moyen de transmettre et de communiquer avec les autres, sur le monde et sur ce qu’on voit. Après, c’est vrai que le fait d’écrire et d’embellir les phrases permet au texte de prendre une autre profondeur que t’avais même pas capté.
P : Tu reviens ensuite à toi avec cette phrase : « J’ai pas pu résister fallait des réponses, donc je suis parti les chercher loin du monde ». Tu trouves ces réponses dans la vie de tous les jours ?
N : Elles sont plutôt à l’intérieur de moi. À force de cogiter, de se connaître et de faire face à ce que tu ne veux pas voir. On peut être dégoûté du monde qui nous entoure, on va faire une introspection et se rendre compte qu’on se dégoûte nous-mêmes. C’est ça la dinguerie ! Tu ne peux pas fuir le noir. C’est là toute la peine et la tristesse du projet. Parfois, je me sens emprisonné : tu ne peux aller nulle part où il n’y a pas de noir. Ça m’inspire, mais tranquille, le fait d’en parler ça permet de mieux vivre avec.
Loin du monde – Nadjee
Passionné de musique avant tout
P : Tu laisses beaucoup de place aux instruments et à la mélodie dans tes morceaux. Et justement, avant d’être un chanteur/rappeur, tu étais beatmaker. Est-ce qu’on peut dire que tu es avant tout un amoureux de la musique que du chant ?
N : Bien sûr ! J’ai commencé à chanter avant de composer, mais c’est juste parce que c’était le premier moyen de me rapprocher de la musique. J’écrivais pas encore, je chantais juste. J’ai dû écrire mon premier texte en CM1 ou CM2…
P : T’écrivais sur quoi ?
N : Tu connais… Comme tous les tipeu, t’es là, t’as vu une petite meuf à la récrée, toi t’es un vieux boug qui n’a pas pu lui parler, du coup faut extérioriser le bail (rires). C’était des petites chansons comme ça. En fait, c’est bizarre, mais écrire c’est le truc que j’aime le moins faire. Enfin, c’est le plus casse-tête. Retranscrire… Tu vois pas je parle dix ans là ? (Rires) C’est assez compliqué pour moi de m’exprimer !
P : Est-ce qu’on est pas plus sélectif pour le choix des prod quand on a été soi même beatmaker ? Ça permet de mieux savoir ce qu’on veut, ça apporte quelque chose en plus à ton art ?
N : Tellement ! C’est rare que je prenne une prod de quelqu’un et que je pose directement dessus. Ça a dû m’arriver deux fois. En général, soit je compose la prod avec le beatmaker, soit je la fais entièrement tout seul. Quand je contacte un beatmaker, c’est parce que je sais qu’il a tel ou tel point fort. En général, je sais où je veux aller et lorsque je fais appel à quelqu’un, c’est que j’ai une idée en tête.
J’ai l’impression qu’on me juge, qu’on me prend pour un fou.
P : C’est marrant parce que tu dis que t’as du mal à retranscrire et à tout concilier en une phrase, sauf qu’au final, tout semble dessiné à l’avance dans ton esprit et avec des idées bien précises de ce que tu veux.
N : Parfois, j’ai l’impression qu’on me juge, qu’on me prend pour un fou, et ça fait qu’après je me sens gêné. Je sais que mes concepts sont assez spéciaux, assez recherchés… Ça fait que j’ai toujours un peu honte de mes idées, de les montrer, de les dire… J’ai peur d’être incompris, c’est ce qui m’effraye le plus.
P : À quel moment tu t’es dit que t’allais chanter sur tes sons ?
N : Je suis dans un concept de vie où j’essaye toujours de donner le meilleur de moi-même. Quand je sortais les vidéos sur youtube de beatmaking, quelqu’un sur Facebook qui m’a dit « on sait que tu chantes mais tu fais juste des prods ». Je me suis senti comme ci je donnais pas le meilleur de moi-même et j’me suis dit « let’s go, on va faire un son » !
Créateur de réalité
P : Sur ton profil Instagram, tu te définis comme un « créateur de réalité ». Qu’est-ce que ça veut dire exactement ?
N : C’est une phrase qui me motive et qui me rappelle que tout est possible. Pour moi, tu crées la réalité dans laquelle tu te situes. En disant que je suis un créateur de réalités, je mets de la conscience là-dessus. Tout le monde ne s’en rend pas compte et certains sont contraints de vivre dans une réalité en particulier puisqu’ils ne savent pas qu’ils peuvent s’en échapper.
P : Comme créer son propre destin ?
N : Exactement. Tu crées ce qui t’arrives, tu crées ta réalité.
P : L’écriture et la musique sont des exutoires pour toi… Quoique, l’écriture, peut-être un peu moins au final ?
N : En fait, si, beaucoup… C’est juste qu’écrire un texte me demande beaucoup plus de travail que la création d’une prod. Je fais ça depuis que j’ai 12 ans, donc forcément, ça va plus vite. J’aime la musique. D’ailleurs, c’est ça que je voulais dire tout à l’heure ! Aujourd’hui, je pourrais ne plus composer de prod parce que j’en reçois des très bonnes. Mais j’aime faire de la musique, j’aime composer et créer. Ça, c’est un exutoire de fou et les paroles permettent de cristalliser le truc.
P : C’est vrai qu’on retrouve parfois de la peine et de la souffrance dans tes textes, mais aussi beaucoup d’espoir. Quels sont les messages que tu fais passer dans ta musique qui te tiennent le plus à coeur ?
N : Je dirais que c’est l’espoir, parce que c’est ce qu’on veut garder en tête. Pour moi, il faut rester en mouvement et constante évolution, c’est d’ailleurs ce que j’expliquer dans « Loin du monde ». Il ne faut pas avoir peur de ce qu’on essaye de cacher, au contraire, je pense qu’il ne faut rien dissimuler. C’est la démarche que je fais, même en tant qu’artiste. J’ai vécu des choses, j’ai ressenti des sentiments et des émotions que j’ai traduit en musique.
Quand je les chante, ça me remet dans ce mood là et c’est parfois difficile de refaire face à ces émotions. Mais, en l’assumant, je me dis que d’autres s’assumeront aussi et que ça leur permettra peut-être de devenir qui ils sont vraiment. Ce que je dis dans mes textes, je le dis sans tabou. Dans Nigredo, je suis plutôt sombre, mais l’idée c’est justement d’accepter cette partie-là. Il faut s’accepter comme on est, s’assumer, et ça passe parfois par des trucs un peu sombre.