Balafré, soldat de l’enfer

En cette fin d’après-midi, le quartier de la Goutte d’Or est en pleine ébullition. Les étals des marchés se vident à mesure que les clients affluent quand ce ne sont pas les salons de coiffure qui sont pris d’assaut. Nous quittons toutefois l’effervescence de Château Rouge pour emprunter des rues plus discrètes. C’est au détour de l’une d’entre elles, sous le porche d’un immeuble en briques rouges, que nous retrouvons Balafré, assis sur un tabouret en plastique.

Kufi sur la tête, ce pur produit du 18ème arrondissement, a le sourire aux lèvres : ASKARI, son premier EP, est sorti le 13 juin dernier. Une sérénité qui tranche avec l’humeur atrabilaire du projet. Un disque très personnel dans lequel le jeune rappeur épouse la fatalité de son existence et met au jour des cicatrices marquées au fer rouge. Pour La Pépite, cet écorché vif, a choisi de revenir sur son élaboration.

crédits : Dr.Rayan @le_tounsioff

La Pépite : Balafré, comment ça va depuis la sortie de l’EP ?

Balafré : Écoute, ça va très bien ! On a eu de très bons retours sur le projet. Avec mon équipe on est très satisfaits car c’est mieux que ce qu’on espérait. Beaucoup de gens qui ont écouté l’EP m’ont dit s’être reconnus dans ce que je racontais. Je suis content parce que c’était l’effet escompté. Et ça laisse présager de bonnes choses pour la suite.

D’où vient ton blaze, “Balafré” ? Pourquoi avoir choisi ce terme ?

Ça fait longtemps que je rappe donc j’ai beaucoup changé de blaze, genre 5 ou 6 fois. Mais “Balafré” ça vient d’un surnom qu’un gars m’a donné à l’internat à cause de la cicatrice que j’ai sur le côté du crâne. Au final, tous mes potes ont fini par m’appeler comme ça. Même mon directeur s’y est mit ! (rires)

Tu as baptisé ton premier projet “ASKARI”, qui veut dire “soldat” en arabe. Pourquoi ce nom ? Qu’est-ce qu’il signifie pour toi ?

J’ai choisi un mot swahili car je voulais faire écho à mes origines comoriennes. “ASKARI” c’est avant tout une idéologie, une mentalité. Je l’exprime dans le son REVANCHE par exemple : “Ma vie c’est une bataille, c’est bien trop tôt pour avoir la paix sous mes draps.” Pour moi, cette phrase illustre bien cette idée de persévérance qu’on a voulu véhiculer dans le projet et dans laquelle beaucoup de gens qui galèrent peuvent se reconnaître. Parce que se lever à 6 du mat’ pour aller au taff ou pour aller bicrave c’est pareil : c’est dur mais il faut se battre, aller de l’avant. C’est ça mener une vie de soldat.

Cet EP de 9 titres et de 28 minutes a nécessité trois ans de travail pour toi. Pourquoi as-tu eu besoin d’autant de temps ?

Je voulais que ça soit marquant pour moi et pour le rap en général. Je ne voulais pas sortir un projet parce qu’il fallait le faire. C’est quand j’ai enregistré “COULEURS” il y a deux ans qu’on a commencé à travailler dessus parce que je savais que ce serait l’intro de l’EP. A la base, on s’était même mis en tête de faire un EP avant celui là mais on n’était pas satisfait. Donc au fur et à mesure avec Lessex, mon beatmaker, on a sélectionné les sons qui correspondaient le mieux au délire “ASKARI”. Aussi, mon frère Faïd, qui est aussi mon manager, nous a énormément aidé sur le tracklisting.

Justement, sur Instagram, Faïd, ton frère, a confié en avoir plus appris sur toi en écoutant ASKARI qu’en parlant avec toi au quotidien. Est-ce que toi aussi t’as la sensation de t’être rarement autant livré ?

C’est vrai ! (rires) Mon autre frère, dont je suis moins proche, ne peut même pas réécouter certains sons tellement ils sont personnels ! Ils n’ont pas l’habitude que je raconte ça. C’est que, dans la vie de tous les jours, je ne suis pas quelqu’un qui parle beaucoup. Je ne parle qu’à mon téléphone et aux prods de mon beatmaker. La musique c’est un bon moyen d’extérioriser le mal-être que je ressens. Peut-être même le meilleur. Parce que j’ai réussi à poser sur papier tout ce que j’avais emmagasiné jusqu’à présent. Donc si quelqu’un veut me connaître, il a juste à écouter mes sons.

De gauche à droite : Faïd, Balafré et Lessex / crédits : Dr.Rayan @le_tounsioff

Dans quel état d’esprit étais-tu au studio ? 

Habituellement, je n’écris pas au studio, à part “MILAN” que j’ai gratté sur place avec 99. Mais sinon la plupart du temps j’écris soit dehors soit chez moi. J’ai besoin d’être dans mon élément, de me sentir à l’aise dans mon environnement pour être inspiré et pouvoir écrire. Concernant mon état d’esprit, j’ai connu des périodes assez sombres dans ma vie ces dernières années. J’ai dû gérer des choses que je ne connaissais pas avant et j’avais besoin de m’échapper de ces problèmes-là. Du coup, au studio, j’avais vraiment une mentalité de “hustler”. C’était éprouvant parfois mais j’étais confiant sur ce que j’envoyais.

Tu viens de mentionner 99. C’est le seul feat de l’EP. Comment vous vous êtes connectés ? Comment t’as travaillé avec lui ?

On s’est rencontré à travers un de mes gars parce que j’allais tout le temps à gauche à droite pour enregistrer donc je cherchais un studio fixe. Il m’a présenté 99 et le courant est bien passé. Tellement bien qu’on a enregistré l’intégralité du projet en une semaine. En travaillant ensemble on s’est dit qu’on devait faire un son tous les deux. Alors, un jour, Lessex est venu avec un mood et comme 99 l’avait kiffé, ils ont commencé à composer. Pendant ce temps-là, j’ai trouvé la topline (mélodie) et j’ai gratté les deux couplets. Au final, “MILAN” c’était avant tout une histoire de feeling. 

D’ailleurs, quand as-tu commencé à rapper ? Qu’est-ce qui t’as donné envie de te mettre à écrire ? 

Je suis né avec la musique. Beaucoup de mes proches en faisaient, aussi bien mes cousins que mon père. J’ai écrit mon premier texte à la fin de l’école primaire. J’avais pas la télé chez moi donc mon seul média c’était l’ordi de mon grand cousin, c’est lui qui me faisait écouter du son. Il avait installé GarageBand sur son Mac et j’ai posé sur ses prods. J’ai continué à rapper au collège et au lycée. Ce n’est qu’en 2019 que j’ai commencé à prendre ça au sérieux en balançant des sons sur Insta.

Pour en revenir à ASKARI, il y a un sentiment particulier qui irrigue l’ensemble de l’EP, c’est cette sensation d’être maudit, condamné pour l’éternité et le fait d’avoir accepté son sort. Dans GUCCI, tu dis : “Je sais qu’j’vais mourir seul mais j’m’y habitue / J’reposerai même pas en paix mais j’suis pas pressé / De quitter ce bas-monde, j’ai aussi des amendes à payer tout là-haut / J’ai beaucoup d’comptes à rendre.” D’où vient cette malédiction ? Est-ce que, pour toi, ce projet est une manière de la briser ?

La malédiction dont je parle c’est d’avoir grandi dans le 18ème. Le crack, les vols, la violence… Naître dans ce genre d’environnement c’est partir avec une balle dans le pied. Mais j’espère ! J’espère qu’un jour ça marchera pour moi et que je pourrais vivre de ma musique pour connaître autre chose.

Pour toi, décrire ton enfance et ton adolescence aussi crûment c’est un moyen de te réconcilier avec ce passé et de guérir de ces traumatismes ?

Oui c’est ça. Dans MAUVAIS CHEMIN je dis même que c’est la seule façon de “compenser mes pertes” et d’“apaiser mes plaies”. C’est un exutoire, un moyen de me libérer de ce poids.

crédits : Dr.Rayan @le_tounsioff

Tout au long de l’EP, tu parles beaucoup de “couleurs”. Pourquoi accordes-tu autant de place à ces dernières ? Qu’est-ce qu’elles symbolisent pour toi ?

Ce que j’essaye de faire comprendre c’est que ma vie est un peu comme un film en noir et blanc que je cherche à colorer. L’argent fait partie de ces couleurs. Les émotions aussi. C’est une référence à l’oeuvre de Kandinsky pour qui les couleurs produisent des sons.

A plusieurs reprises, dans l’intro, tu répètes vouloir “éviter la survie” et ne pas “finir pobre”. C’est cette maxime qui te motive à faire du son ? 

Oui et non. Du son j’en fais depuis tout petit et c’est avant tout par passion. L’argent, j’aime trop ça (rires) mais c’est secondaire en vrai. Si ça peut résoudre une grande partie de mes problèmes, ça ne les règle pas tous. Moi, je fais de la musique parce que j’adore ça. Si ça marche tant mieux et sinon je continuerai à en faire quand même. 

Qu’est-ce qui te fait le plus peur au final ? La mort, l’enfer ou finir pauvre ?

Entre l’enfer et la pauvreté, ça varie beaucoup. Je peux aller à la mosquée le vendredi et avoir peur de ce que l’imam a prêché et quand j’en sors, avoir peur d’autre chose. C’est un tiraillement constant. Mais j’avoue que finir pauvre c’est ma plus grande phobie (rires). A l’heure actuelle, c’est peut-être ce que je redoute le plus. Je veux l’éviter au maximum car j’ai vu les conséquences que ça peut avoir sur moi et sur les autres. Par contre, je n’ai pas peur de la mort. C’est quelque chose d’inévitable, on ne peut pas y échapper. Je connais les conséquences de mes actes et je suis prêt à les payer. Même si je pense que chacun peut faire ses choix, je reste un croyant donc je conçois mon destin comme un chemin bien tracé. 

Dans GUCCI tu dis : “22 ans que j’me noie j’m’en suis toujours pas tiré” ou encore “Je crois plus en mes rêves depuis longtemps” (ANORAK). Est-ce que t’as des regrets ? Comment tu vis avec ?

J’ai pas de regrets sauf vis-à-vis de ma famille et les conséquences que ça a pu avoir sur eux. J’ai fait des erreurs et je dois les assumer. Mais j’ai rien fait par hasard. Tout ce que j’ai fait, j’estime que c’était par nécessité.

La famille a une place centrale dans le projet justement. Tu parles de tes frères, de tes nièces et surtout de tes parents (“Papa approche de la centaine” et “Maman pleure des carafes d’eau” dans TESLA). Qu’est-ce qu’ils incarnent ? Pourquoi sont-ils aussi importants pour toi ?

Tout ce que je fais, c’est pour eux. Ils ont une place centrale dans ma vie. Donc je trouvais ça important de le faire sentir dans ma musique. J’ai même tendance à trop en parler, carrément je me retiens de commencer mes phases par “Maman” ou “Papa” des fois (rires).

Tu racontes aussi avoir été dans un internat catholique dans COEUR MEURTRI. Comment as-tu vécu cette période de ta vie ?

Plutôt bien à vrai dire. Au lycée, comme j’ai redoublé, ma mère m’a envoyé dans un internat catholique. Moi j’avais peur, je pensais que ce serait strict mais au final c’était pire qu’au lycée ! C’est comme quand on t’envoie au bled : tu penses que tu vas galérer mais au final y’a que des mecs comme toi ! (rires). J’avais encore plus d’associés qu’avant donc ça m’a encouragé dans mes conneries moi (rires).

Au début de notre discussion, tu évoquais l’importance de tes origines comoriennes. Quel lien t’entretiens avec cet archipel ?

Je suis très fier d’être Comorien. Comme tous les Comoriens d’ailleurs (rires). Mes deux parents sont de là-bas donc j’ai baigné dans la culture depuis tout petit. J’y suis allé très jeune aussi mais j’ai pas eu la chance d’y retourner très souvent parce que vu le prix du billet, fallait économiser. Mais ces dernières années j’ai fait pas mal d’allers-retours et je me suis encore un peu plus imprégner des traditions en rencontrant les habitants.

crédits : Dr.Rayan @le_tounsioff

A l’écoute de tes sons, il y a quelque chose qui nous frappe, c’est le fait que tu hurles. Comment t’en es venu à faire ça ? C’est juste pour te démarquer ou ça vient d’un besoin de te faire entendre par ceux qui t’écoutent ?

C’est un besoin, je pense. J’ai le sentiment que je dois accentuer certaines paroles. C’est devenu indispensable maintenant. Des fois, même quand je crie pas, on me demande de crier quand même (rires).

Dans tes textes, tu emploies beaucoup de références peu communes dans le rap français : tu parlais de Kandinsky au début mais je pense aussi au roi Souleyman, à Martin Eden, à Louis Armstrong, tu parlais aussi de Sade, de Picasso et de Frida Kahlo dans tes anciens sons… D’où te viennent toutes ces refs ? C’est important pour toi de maîtriser et d’invoquer ces références dans tes textes ?

En vrai, je les balance sans me forcer. J’ai baigné dans un environnement très artistique avec de la musique, des livres, des films mais aussi de la photo à travers mon frère. Je vais souvent dans des galeries aussi pour voir des expositions. Sur le plan littéraire, Martin Eden m’a beaucoup inspiré dans cette idéologie de revanche et cette possibilité d’ascenseur social. Je me reconnais beaucoup dans ce personnage. Mais invoquer ces références me pousse à me renseigner et à creuser certaines œuvres ou carrières pour affiner mes connaissances. Pour moi c’est important de ne pas répéter “la rue”, “la rue”, “la rue”. Parce que le rap c’est pas que ça. C’est en me nourrissant d’influences aussi diverses que j’arrive à enrichir mon écriture et à décrire tout ce qu’il y a autour de moi. Et puis je trouve que ça donne un beau contraste à l’oreille.

 crédits : Dr.Rayan @le_tounsioff

Comment tu qualifierais ton écriture alors ?

Je dirais que j’ai une approche cinématographique de la musique. Je voulais que celui ou celle qui m’écoute arrive à se mettre dans ma peau. Et pour que ce soit possible, je retranscris beaucoup de sentiments à travers des images. Je me prends beaucoup la tête sur mes textes. Je repasse sans arrêt dessus à tel point que je fais souvent des nuits blanches. À l’ancienne, je prenais même un mois pour écrire un morceau. Encore aujourd’hui, quand je fais du son avec mon beatmaker Lessex, on prend du temps parce qu’on veut que ce soit très visuel autant dans la prod que dans les textes. C’est le cas de la prod de COULEURS où le sample de Sisqó donne une ambiance très malsaine voire horrifique. Ce rap imagé c’est ce que j’aime chez SCH, Booba ou Nessbeal par exemple.

En parlant d’image, en te suivant sur les réseaux, on capte très vite qu’il y a un souci accordé à la vidéo, notamment à travers l’objectif de ton frère Faïd qui réalise tes clips et tes teasers. C’est important pour toi de donner une esthétique à tes mots ?

Oui c’est la même chose pour la vidéo. Avec Faïd, on essaye de faire en sorte qu’elle colle le plus possible au texte et à l’ambiance du son. On est intransigeant sur ce travail là.

Quel est ton son préféré de l’EP ? Pourquoi ?

Ça change tous les jours mais j’hésite entre COULEURS et COEUR MEURTRI. Je suis très fier de l’intro car c’est l’un des premiers sons avec refrain mais surtout l’un des premiers sons où je me livre donc il a une place spéciale. Le contexte était particulier aussi. En fait, COULEURS c’est ma vraie revanche aussi bien sur moi que sur la vie. Mais l’outro est aussi très importante pour moi. Je l’ai écrite quasiment d’une traite le dernier jour de l’enregistrement de l’EP. La spontanéité du son me choque encore.

Qu’est-ce que t’écoutes actuellement ? En France ou ailleurs ?

J’écoute très peu de rap français actuel. J’écoute plutôt du Rohff, Lunatic, Despo (Rutti), Salif, Mac Tyer,… Aux States j’écoute beaucoup Future mais je saigne surtout la scène afro-beat nigériane. Ça m’a énormément aidé dans ma musique aussi bien pour mes flows que pour mes refrains. 

Tu serais capable d’en faire ?

Seulement si j’arrive à le faire. Et j’ai pas envie que ça rentre dans la formule “zumba”. Si je le fais, c’est parce que je serais arrivé à créer un son qui me corresponds et non en déformant mon identité.

Avec qui t’aimerais collaborer à l’avenir ? Ce serait qui ton feat de rêve ?

Il y en a beaucoup ! J’aimerais recollaborer avec 99 déjà. 1PLIKÉ(140), je serais chaud de faire un son avec lui, c’est la famille ! Avec Ateyaba et 3010 aussi. Et de toute façon j’arrêterai pas la musique avant d’avoir un feat avec Wizkid ou Future alors j’ai encore le temps d’y penser (rires). 

C’est quoi la suite pour toi ?

Il y a beaucoup de choses qui arrivent. On va balancer des clips très bientôt. On commence aussi à bosser le deuxième projet et de nouvelles collaborations qui ne se cantonnent pas forcément à la musique. En tout cas, la fin d’année va être intense, c’est le moins qu’on puisse dire.

“ASKARI”, de Balafré est disponible sur toutes les plateformes de streaming :