Bercée par la techno mais surtout la drum and bass, et évidemment le rap, Douze Déluge propose une trap teintée de ses inspirations, accompagnée de Karma, son producteur et accessoirement meilleur ami.
Basée à Bruxelles, c’est en visio que La Pépite a pu échanger avec la jeune luxembourgeoise, pourtant discrète de nature, sur ses références, son style d’ongle préféré mais principalement son EP HINTERHALT pt 1, sorti le 24 mai dernier.
Merci d’avoir accepté cette interview, je sais que tu ne prends pas beaucoup la parole publiquement, donc merci de nous faire confiance. Cette pudeur, c’est quelque chose qui te caractérise aussi au quotidien ?
De ouf ! Ça a été un grand sujet au début de ma rencontre avec Cyprien (son manager), Douze Déluge n’est pas hyper éloigné de moi dans la vie. Je suis quelqu’un d’assez réservé, très souvent dans la protection. C’est sûrement un truc qui transpire inconsciemment de Douze Déluge. Je le suis peut-être même encore plus aujourd’hui.
Tu as grandi au Luxembourg. T’en gardes quel souvenir? T’y retournes souvent?
J’y suis née et j’y ai vécu jusqu’à mes 17 ans. On va dire que j’avais une vie à peu près classique, j’en garde de bons souvenirs au niveau de mes rencontres, parce que mes amis proches viennent de là-bas. Par contre, au niveau créatif, c’était très vide, je ne me suis pas vraiment développée. Ce sont plutôt mes émotions. Beaucoup de tristesse, de seum… Mais, c’est à partir du moment où j’ai bougé que j’ai réussi à les mettre en application dans mon art en général, car j’ai fait une école d’art à Bruxelles et je suis devenue graphiste. Mon expression a commencé dans le dessin avant la musique.
C’est quoi les influences musicales qui t’ont façonnées?
De base, je viens du milieu de la musique électronique. Après, le tout premier style qui m’a été introduit est le métal, par mon père. J’ai commencé à faire de la guitare assez tôt, vers 13 ans. Mais, le premier style musical auquel je me suis intéressée de moi-même est la drum and bass (DnB). Je n’écoutais que ça, et en général quand je me penche sur un genre, je suis assez obsessionnelle, je dig à mort. Il y avait aussi beaucoup de techno, mais principalement de la DnB. Puis, le rap est arrivé, j’ai fait une obsession et je suis encore en plein dedans.
Avec quels artistes t’es rentrée dans le Rap?
Je me rappelle pas d’artiste ou d’album en particulier comme certains peuvent en avoir. Moi, c’était plutôt des mouvements, j’ai commencé par du US parce qu’à Luxembourg, le français n’est pas la langue principale. Il y’avait beaucoup d’anglais et d’allemand, d’où le son en allemand sur mon dernier projet (BEHINDERT INTER). J’ai donc été introduite plus rapidement au rap US et même UK, en m’intéressant à l’histoire des mouvements, aux subtilités qui les différencient, aux gangs. Puis après, je me suis intéressée au rap FR, qui m’a parlé d’une autre manière car je comprenais plus fluidement les paroles, même si je suis bilingue. Je n’ai pas de souvenir de premier artiste mais j’ai beaucoup été marquée par Caballero et JeanJass à l’ancienne.
Tu as toujours plus ou moins baigné dans la musique, que ce soit par le chant, la guitare ou simplement par ce que tu écoutes, mais tu n’es présente sur les plateformes que depuis 2023. Quel a été le déclic qui t’as permis de te lancer?
Y’a pas vraiment eu de déclic, c’était plutôt des envies de tester des choses. En fait, on va dire que ça a été la rencontre avec Karma, mon meilleur ami, qui a produit pas mal de mes morceaux. J’étais en plein dans ma période d’obsession du rap et lui aussi, on avait les mêmes références, les mêmes choses qui nous touchaient dans les sons, on trouvait les mêmes artistes nuls ! Et juste un jour pour s’amuser, on a essayé un son, SUBUTEX, le premier que j’ai sorti. Je réalise maintenant que j’étais complètement insouciante par rapport à ça, je ne me rendais pas compte que je le postais sur des plateformes où tout le monde pouvait l’écouter. Et après, tout s’est enchaîné.
Comment t’es venue l’idée de t’appeler “Douze Déluge”?
C’est marrant parce que mon blase a pris sens après. Parce que de base, comme mon premier son, c’était très naïf, insouciant, il n’y avait pas vraiment de réflexion derrière. “Douze”, c’est un nombre qui me colle à la peau depuis toujours, car je suis née le 12 décembre. Et “Déluge”, c’était un anagramme de mon prénom et nom de famille. Mais avec du recul, ce blase prend sens car il me représente très bien. J’ai aussi fait des recherches sur le mot “déluge” et j’ai trouvé plein de choses qui me parlaient. Puis, je le trouve aussi cool d’un point de vue esthétique.
Si tu devais choisir un seul morceau à faire écouter à quelqu’un qui ne te connaît pas, lequel tu choisirais ? Pourquoi?
Je dirais MAUVAIS SANG. Je m’exprime beaucoup dans ce morceau sur des faits qui m’arrivent en ce moment et j’essaie d’être un peu provocante, c’est mon mood actuel. Et même dans les sonorités, ça se rapproche de ce vers quoi je veux aller pour la suite, j’aime beaucoup ce morceau. Ou COFFIN & STILETTO aussi, pour les mêmes raisons.
Quand je t’écoute, je capte que ton rapport à ta musique est super authentique, ça en fait quelque chose de solide, d’assuré. C’est un truc que je ressens aussi chez Kay The Prodigy par exemple. J’ai l’impression que grâce à vous, les rappeuses sont de plus en plus prises au sérieux et moins comparées aux hommes. Toi aussi, tu perçois ce changement?
Merci ! Grand sujet ça ! (rires) Je pense que je perçois plus la problématique qu’un réel changement pour l’instant. Évidemment que ça évolue, mais avec du recul, on est vraiment au tout début. C’est à nous de le faire évoluer, de faire les choses bien, car voilà, c’est pas parce qu’une meuf rappe que c’est forcément bien. C’est super important, on a cette pression en plus, de faire les choses bien, et plein de rappeuses aujourd’hui prouvent qu’elles y arrivent. Et je pense qu’à ce niveau là, le texte est primordial, parce qu’il ne s’agit pas que de musicalité. La forme est importante mais le fond l’est encore plus.
En parlant de rappeuses, il me semble que tu es proche de Mandyspie. C’est quoi vos rapports? On peut s’attendre à un feat, un jour?
Je l’ai rencontrée via sa manageuse, qui a travaillé avec moi sur WATANABE. On s’entend super bien, on a beaucoup de points communs. On a le même rapport au milieu, justement sur le fait d’être une meuf. Musicalement, on a beaucoup de références et de goûts en commun, même si nos musiques sont très différentes. On se retrouve aussi sur la manière de construire nos sons, on a le même schéma de pensée. Concernant le feat, c’est prévu !
Tu parles de manière de construire tes sons. Comment tu procèdes?
J’ai deux manières de faire. De base, j’écris pendant le temps qu’il faut, parfois ça me prend des heures voire plusieurs jours d’écrire un son, parce que je tiens à mettre le texte et la technique en avant. Je fais partie des artistes qui aiment écrire, mais ça m’arrive aussi d’improviser. Je suis beaucoup moins à l’aise dans cet exercice mais j’ai aimé le découvrir, je sais qu’il y a cette autre manière de faire qui donne des morceaux complètement différents. Mais globalement, je reste très attachée au fait d’écrire mes textes et de les structurer de manière à ce que tout soit parfait, je suis assez perfectionniste.
HINTERHALT pt 1 est sorti le 24 mai dernier. “Hinterhalt” en allemand, signifie “embuscade”. Pourquoi ce nom?
Je me suis pas beaucoup exprimée sur le concept de cet EP, mais comme je suis beaucoup dans l’écriture et le fait de faire les choses correctement, je voulais faire une série d’EP où je peux un peu plus me lâcher. Comme je dis dans BEHINDERT INTER, “stupid, dumb”, faire de la trap un peu débile. D’où la partie 1 car il y’aura sûrement d’autres parties. Mais ouais, un EP où je me fais plaisir, car je me serais peut-être pas permise de faire un son en allemand sur un projet plus construit, plus élaboré. En quelque sorte, une espèce d’embuscade où les sons sont turn up et assez vénères.
Une partie 1 implique une partie 2… pour quand?
Justement, je me mets pas de pression par rapport à ça, c’est plus en fonction de mon feeling. Si un jour je vais au studio et que je fais un son où je me dis “ça, ça irait bien pour les Hinterhalt”, ok, mais je me suis pas dit qu’il en fallait minimum 2 par an par exemple. C’est vraiment une embuscade.
Tes premiers sons étaient assez expérimentaux. Aujourd’hui, j’ai l’impression que tu t’es un peu plus recentrée. Qu’est-ce qui a changé dans la conception de cet EP comparé à MCRCLMT, par exemple?
On m’avait découvert avec SUBUTEX et WATANABE qui étaient des bribes de ma passion pour la DNB, grâce auxquels j’ai acquis une petite audience qui m’attendait. MCRCLMT, c’était mon premier EP, donc j’avais ce truc de “c’est ma présentation”. C’est passé par une vraie DA qui me représente, dans le sens où même la cover et le titre étaient assez cohérents. C’était une démonstration de force, de ce que je savais faire mais aussi de ce vers quoi je voulais aller. Je sens qu’avec le temps, je me précise de plus en plus. Ça fait vraiment pas longtemps que je sors des sons sur les plateformes, donc j’évolue assez rapidement, j’ai hâte de voir ce que je vais faire par la suite, comment je vais me surprendre.
Ta musique, ton univers, même les titres de tes sons ont un côté assez cryptique. Tu n’as pas peur que les gens ne comprennent pas ton propos?
Si, bien sûr. C’est un parti pris et un risque qu’on prend. Mon but, c’est de pousser les gens à écouter mes sons et essayer de comprendre tout ce que je dis. Quand j’écris mes textes, aucune phrase n’est laissée au hasard, il y a souvent des doubles-sens, des indications sur qui je suis et c’est pour ça que c’est super important pour moi de mettre l’accent sur le fond. Avec le temps, je me dévoile un peu plus, c’est aussi prévu, mais toujours à ma manière.
Dans tes sons, les prods prennent beaucoup de place, notamment grâce à ton mumble flow. Mais lorsqu’on tend l’oreille et qu’on comprend tes textes, ils sont loin d’être négligés, comme tu viens de le dire. Pour toi, quel est le bon équilibre entre les deux?
Je passe souvent des heures à choisir une prod, parce que c’est super important pour moi, c’est aussi des gens que j’ai envie de mettre en avant. Karma, mon meilleur ami, est producteur et je vois à quel point c’est quelque chose de fou et qui n’est pas encore assez mis en avant. Donc je fais toujours attention avec qui je travaille, que ça me plaise à 100% et qu’il y ait toujours un petit truc nouveau, à ma sauce. Mes prods font souvent échos à mes références techno/hardcore/drum. Je vais construire mon son en fonction de la prod, si elle doit plus être mise en avant, si c’est une prod juste pour “dire les termes”, si je peux mettre de l’autotune… C’est un truc que je construis en amont, ça dépend des sons, mais je vais jamais négliger un texte.
Dans les beatmakers de cet EP, on retrouve Gouap de Lyonzon à la prod de COFFIN & STILETTO. Comment s’est faite la connexion? Tu suis la scène lyonnaise depuis un moment?
Lyonzon, je les suis depuis assez longtemps, 2017 ou 2018. C’est un des premiers crew français que j’ai écouté, je les trouve super avant-gardistes. Gouap pour le coup, c’est lui qui m’a DM en mode “J’ai cette prod là pour toi”, elle m’a parlé directement, on l’a construite un peu ensemble, je lui ai proposé des modifications. Puis, je lui ai envoyé le son, il était très content de ce que j’avais fait. C’est typiquement le genre de prod où je me suis permise d’être plus provocante, elle me laisse de la place. Ça risque d’arriver qu’on retravaille ensemble. Ça a l’air d’être quelqu’un qui dig beaucoup et ça m’a fait super plaisir qu’il m’approche.
Dans COFFIN & STILETTO, tu réfléchis à la pose ongulaire que tu vas faire pour régler tes comptes, mais on a toujours pas la réponse. Du coup, Coffin ou Stiletto?
Ah ! C’est une très bonne question ! (rires) Personnellement, Coffin. Ça me va mieux. Sur la cover, la nail artist m’a mis du Stiletto d’elle-même, pour montrer de l’agressivité parce que ça fait griffes, mais je préfère le Coffin. C’est très drôle parce que j’ai beaucoup de mecs qui m’ont DM pour me demander ce que ça voulait dire ! On retourne un peu la situation, j’aime bien ce qu’il se passe.
Autant dans tes visuels que dans les sapes que tu portes, il y’a un sens du détail qui est présent. L’esthétique, ça représente quoi pour toi?
J’ai fait une école d’art ! (rires) Donc ma vie est quand même assez tournée autour de ça. Je suis graphiste donc oui, ce ne sont pas des choses que je vais négliger, c’est même assez naturel chez moi. Ça me fait plaisir d’avoir quelque chose de beau, de porter des choses qui me plaisent. En tout cas, c’est pas un effort que je fais, c’est pas que pour Douze Déluge, c’est aussi moi.
Aujourd’hui, tu te consacres à 100% à ta musique? Tu as d’autres activités à côté?
Je fais trois choses en même temps en ce moment, j’ai mon temps plein, je fais du graphisme et de la musique. C’est intense, mais j’ai besoin d’avoir plus de temps pour ma musique, donc le mieux serait que j’enlève au moins une activité. Je suis pas à Paris aussi, même si je compte déménager bientôt.
Le 4 mai dernier, il me semble que tu as fait ta première scène à La Maroquinerie, à l’occasion de FRAP 5. T’en gardes quel souvenir?
J’en garde un très bon souvenir, j’étais agréablement surprise de l’accueil que m’ont réservé les autres artistes de la line-up. C’était hyper chaleureux. De base, je suis assez timide, donc je me suis dit que ça allait être difficile pour moi. Mais j’étais pas du tout stressée, on m’a mis à l’aise ! J’étais avec ma DJ MoodyMoon qui est une amie d’enfance du Luxembourg, ça m’a beaucoup aidé à me lancer, j’étais entourée de gens que j’adore.
On te retrouve au Grünt Festival en septembre. Tu appréhendes?
Pour l’instant, non. Mais ça va forcément arriver ! Je suis très anxieuse de nature, juste là, je suis encore dans le déni, j’ai pas encore assimilé que je suis programmée. Mais dès le moment où je vais commencer à me préparer, je vais me rendre compte et stresser. Je suis depuis toujours très difficile avec moi-même.
C’est quoi la suite pour toi?
Il devrait y avoir des sorties cet été, des feats… La préparation de Grünt et me remettre dans la salle du temps pour faire encore plus de son. J’ai hâte de me replonger dans la créativité plus que dans la surproductivité. Toujours accompagnée de Karma, mon bras droit, il a son mot à dire sur tous mes sons, il m’aide à choisir mes prods, c’est même la seule personne que j’accepte en studio avec moi. J’ai besoin d’être seule quand je crée, j’ai besoin de concentration.
Dernière question : une pépite à nous conseiller?
Je vais dire Teklam, il est super fort en écriture, ses choix de prods sont intéressants, il a un univers plutôt sombre qui me parle, il est pas assez mis en avant pour la qualité qu’il propose ! Il y’a aussi ARTR et Nevlo.
HINTERHALT pt1 est disponible sur toutes les plateformes depuis le 24 mai dernier: