Il y a presque 3 ans, un EDGE encore peu connu se dévoilait au public avec “OFFSHORE”, second album solo d’une carrière florissante. Entrée en matière acclamée par les auditeurs, le rappeur nous narrait son train de vie parisien où seuls les messages vocaux de la banquière venaient troubler un quotidien hédoniste où se mêlaient tantôt gaiement, tantôt tristement, fête, filles et alcool.
Sous la forme d’un 8-titres surprise, EDGE rompt cette période d’absence avec un nouvel EP au titre froid et sec : “Janvier…”
Sorti à l’occasion du dernier jour de l’été, le message est clair : cette année on anticipe la dépression saisonnière.
Mes nuits sont moins enchantées qu’avant
(Gold Blooded)
À l’écoute de la première piste, on comprend rapidement qu’EDGE nous offre un EP qui ne se résume pas à une simple mixtape mais bel et bien un projet structuré, où l’intro est annonciatrice des thématiques qui seront abordées par la suite.
Avec Derniers temps, EDGE introduit son projet par un morceau aux airs de journal intime, où les quelques accords de piano joués par Johnny Ola viennent ponctuer ce qui pourrait sinon être un a cappella. De quels “derniers temps” parle-t-il ? Des siens, où le rappeur se rend compte que son train de vie commence à s’essouffler ? Ou des nôtres, ceux d’une société troublée, où les vieux démons fascistes qu’on pensait enterrés semblent ressurgir ? À travers cette introduction, on retrouve l’artiste très introspectif que l’on connaissait déjà, mais cette fois-ci plus mélancolique encore. Lorsqu’EDGE reconnaissait à bas mot que la fête et le luxe étaient un échappatoire, il semble désormais prêt à faire face à ses contradictions et chercher plus sincèrement les raisons de cette fuite en avant.
De prime abord, les thématiques abordées dans l’introduction de l’EP ne semblent différer que très peu de celles déjà abordées dans “OFFSHORE”.
En thème principal : l’argent, comme les deux faces d’une même pièce, problème et solution des galères auxquelles doit faire face le rappeur dans sa vie quotidienne. En revanche, quand EDGE semblait souffrir auparavant de la disparité entre son train de vie désiré et celui que ses poches lui permettaient, il s’interroge désormais plus globalement sur les causes et les conséquences de cette quête perpétuelle de l’argent.
La drogue douce et la consommation d’alcool ne sont plus synonymes de légèreté comme dans “OFFSHORE” : au contraire, elles sont ici un masque, un artifice qui vient atténuer ses problèmes sans jamais les résoudre (“Beaucoup de plaies invisibles, j’sais pas comment les soigner” – Ohlavie).
J’fais que dire que j’le ferai demain […] / J’sais pas de quoi est fait demain
(Elixir)
Dans la seconde moitié du projet, l’artiste s’ouvre peu à peu et dévoile ses angoisses sur le monde de demain, sujet qu’il n’avait encore que peu abordé jusqu’ici. En allant plus loin que ses propres problèmes, EDGE retranscrit le quotidien de nombreux jeunes Français en proie aux angoisses de leur temps. Précarité sociale, montée du fascisme, conflits religieux, guerres… Face à un monde qui semble déréglé, voire parfois à l’arrêt, le rappeur se retrouve contraint à prendre une forme de recul eschatologique sur sa propre situation, et celle de ses pairs : “J’fais que dire que j’le ferai demain […] / J’sais pas de quoi est fait demain” (Elixir)
Dans la sixième piste Diamant où l’on retrouve Enfantdepauvres, habitué des projets de EDGE, ce dernier aborde son expérience d’homme noir en France, dans le contexte de la montée générale du racisme dans le discours politique et social : “Jeune renoi dans un pays d’blancs, crois-moi ça laisse des traumatismes / Donc s’intégrer c’est pas évident, y’a qu’à voir la montée du racisme“
À la difficulté de la construction identitaire en tant qu’enfant d’immigrés vient s’ajouter une forme de culpabilité à l’égard de ses parents, de la honte que l’on peut ressentir vis-à-vis de ceux qui ont fait des sacrifices pour offrir à leurs enfants un avenir meilleur. Cette amertume mêlée de nostalgie est un sentiment que l’on ressentait déjà dans les précédents projets d’EDGE, mais dont il parvient pour la première fois à retranscrire de façon plus concrète.
Dans la continuité de ce sentiment, le morceau Pas pour rien propose une évolution à la fois thématique mais aussi artistique chez EDGE, qui s’essaie avec réussite à de nouveaux placements, portés par une interprétation sincère qui prend aux tripes les auditeurs compatissants.
Porté par des percussions de Johnny Ola aux sonorités presque acoustiques, le morceau est incontestablement le plus réussi de l’EP, donnant à entendre un EDGE particulièrement ému. Condensé des thèmes centraux du projet, le rappeur aborde tour à tour ses doutes (“Mes doutes font la taille d’un continent”), ses envies d’avancer (“J’veux voir le monde j’suis comme Magellan”), ses idées politiques (“fuck un colon fuck un quinquennat”) et surtout ses préoccupations sur sa propre santé (“j’parle pas beaucoup, j’accumule les douleurs”).
J’ai toujours pas sommeil il est 6h30…
(De janvier…)
Intéressant et réussi, “Janvier…” est un projet important dans la discographie de EDGE : dans sa maturité et sa nostalgie, il rappelle d’ailleurs l’excellent et très personnel “888” d’Infinit’ paru plus tôt cette année. L’écriture du rappeur a indéniablement évolué dans le bon sens, mais la brièveté de l’EP lui empêche d’approfondir certains sujets pourtant centraux (réussite, culpabilité, nostalgie, politique…).
Son interprétation beaucoup plus intime qu’auparavant contraste avec une écriture parfois superficielle, laissant un léger goût d’inachevé chez l’auditeur. Au regard du temps d’absence depuis le dernier projet solo du rappeur, on pouvait espérer un projet plus long que celui-ci pour satisfaire pleinement les fans. Difficile de faire mieux qu’OFFSHORE. A moins que ce projet en cache un autre ?
Fidèle compagnon d’armes du rappeur avec qui il a d’ailleurs cofondé le label Goldstein Records, Johnny Ola semble lui aussi avoir pris en maturité au niveau de la production. L’introduction ‘drumless’ comme l’outro accompagnent merveilleusement les textes et participent grandement à cette atmosphère visuelle qui caractérise les projets de EDGE. En revanche, de la même manière que pour l’écriture, la brièveté du projet bride le compositeur dans la démonstration de son talent, et laisse un léger sentiment de frustration tant les nouvelles directions dans le projet sont prises avec succès.
Très cinématographique comme à son habitude, ce dernier projet de EDGE sonne comme un retour de soirée au lever du jour dans les rues froides de Paris. On navigue dans les pensées du rappeur, ses doutes et remises en question, expérience partagée par de nombreux jeunes en fin de vingtaine pour qui l’insouciance de la nuit commence à montrer ses limites, sans pour autant être prêt à passer à l’âge adulte. La fête, les sapes, l’alcool, les filles, mais à quel prix ? Les années passant, la vacuité de la nuit perd de son attrait, le froid semble de moins en moins supportable et l’alcool aurait presque un goût amer.
Avec la brève outro “De janvier…” EDGE achève son projet sur une belle métaphore à double sens : “Le ciel est blue, faut plus que j’le vois en noir”. Les douces notes de contrebasse et arpèges de piano superposés apportent un sentiment de confusion qui accentue son interprétation. Le jour et ses belles promesses sont revenus, il s’agit maintenant d’avancer, d’essayer de s’éloigner de la fête, de ses vices et ses mensonges. Mais pour cela il faudrait accepter de faire un effort sur soi-même, d’être honnête… en sommes-nous prêts ?