A chaque jour suffit sa peine. Si par malchance vous faites comme moi partie de la catégorie des utilisateurs quotidiens de Twitter, il ne vous aura pas échappé que chaque semaine voit apparaître son lot de polémiques plus ou moins stériles. Le thème de celle-ci, si vous le voulez bien : les “industry plant”.
Entre quelques débats animés sur l’indépendance financière lors du premier date, ou le sempiternel skinny vs géchar, vous n’êtes sûrement pas passés à côté de la controverse Miki qui a agité les cercles mélomanes ces derniers jours. La jeune artiste franco-coréenne, dont le 2-titres “graou” vient de paraître vendredi dernier, s’est retrouvée dans l’oeil du cyclone après que son clip “échec et mat” a été repartagé sur les réseaux sociaux par de nombreux médias. Le tweet de l’influent compte Raplume, a notamment catalysé toutes les critiques et affiche plus de 8,1M d’impressions à l’écriture de ces lignes.
On peut distinguer dans le flot de tweets qui a suivi la publication de ce post deux axes de mécontentement :
- Le titre relèverait plus de la chanson pop que du rap, ce qui ne devrait pas lui permettre d’être relayé par les gros comptes rap
- L’artiste, qui “sort de nulle part”, affiche déjà plus de 200 000 auditeurs sur Spotify, ce qui ferait d’elle une ‘industry plant’
Si le premier point évoqué est légitime à certains égards, et très intéressant sur ce qu’il questionne d’un genre musical qui semble parfois arriver en bout de course, c’est surtout le second point qui nous intéresse ici, tant il semble prendre de plus en plus d’ampleur dans le discours de certains auditeurs sceptiques ces derniers temps. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Et surtout… devrait-on s’en méfier ?
Cachez ce succès que je ne saurais voir
Tout d’abord, pour clôre d’emblée le débat sur le second point, Miki n’est pas “sortie de nulle part”. La chanteuse est active depuis 2021 environ, a participé à quelques scènes et avait déjà sorti une poignée de titres sur les plateformes, mais les a tous supprimés récemment pour se recentrer sur sa nouvelle direction artistique. Ce n’est pas la première fois que ça arrive dans la musique ni la dernière, et ça explique assez rationnellement son nombre d’auditeurs actuels.
Mais, si Miki a fait ressurgir vendredi dernier le terme ‘industry plant’ au coeur des critiques, ce n’est pas la première fois qu’il apparaît en France – et c’est bien là le problème. Houdi, qui avait connu une forte exposition médiatique au tournant de l’année 2022-2023, s’était vu lui aussi affubler de ce surnom par plusieurs utilisateurs de Twitter. Bon joueur et coutumier du second degré, le Seine-et-marnais avait lui-même pris part au mouvement en se qualifiant ainsi dans son titre “Belle Chanson”, paru sur son dernier album. Le terme, s’il est indéniablement utilisé à des fins péjoratives, garde néanmoins une définition très floue tant celle-ci semble varier dans la bouche, ou le clavier, de chacun.
Y’a quasi tout qui va dans ma poche, j’suis l’boss des industry plants
(Belle Chanson – Houdi)
Revenons brièvement sur ses origines. Apparu aux Etats-Unis, premier marché de la musique dans le monde, le terme peut se traduire par “usine industrielle” ou “usine de production” en français, et fait référence à des artistes qui seraient supposément élevés “en batterie” par l’industrie musicale, des avatars sans âme, construits de toute pièce pour plaire à la foule, délivrant des chansons qui manqueraient d’authenticité. Utilisé progressivement au début des années 2010, d’abord dans le domaine du rap pour qualifier des artistes comme Chance The Rapper ou Cardi B, il a ensuite trouvé un écho encore plus fort dans la pop en étant repris à grand ampleur pour critiquer des superstars ayant connu une ascension fulgurante à un jeune âge, telles que Clairo ou Billie Eilish.
Plutôt cantonné aux débats outre-Atlantique, le terme commence néanmoins à intégrer progressivement le lexique français sur les réseaux sociaux depuis quelques années. Le faux-ami ‘plant’, qui ne renvoie ici donc pas aux graminées, ayant peut-être bénéficié de l’évocation d’un artiste ‘planté’ dans l’industrie, c’est-à-dire introduit sans qu’on lui ait réellement demandé son opinion, ni celle du public.
Houdi sur la scène de l’Echonova à Vannes lors du Unik Fest, en décembre 2023 (© Ouest-France)
Le paradoxe de l’industrie du stream
On l’a ainsi vu utilisé à plusieurs reprises pour qualifier Werenoi, qui a connu lui aussi une ascension vertigineuse ces deux dernières années : plus de 26 000 ventes en 1ère semaine pour son dernier album, de très gros noms en featuring… l’artiste recordman des ventes en 2023 a également été sacré Révélation Masculine à la cérémonie des Flammes la même année.
Si ces chiffres sont évidemment impressionnants pour un artiste encore inconnu il y a peu, il est important de connaître ne serait-ce que de loin le fonctionnement de l’industrie musicale moderne pour comprendre que la notion d’industry plant manque cruellement de fondement. A l’heure où percer dans la musique est – de fait – de plus en plus réalisable sans le soutien des acteurs influents de l’industrie (les fameuses “majors”), l’apparition de ce mot dans le vocabulaire de certains passionnés semble alors paradoxale : pourquoi remettre en cause l’authenticité d’un artiste alors même qu’on voit émerger de plus en plus d’artistes indépendants ?
Car en effet, il est important déjà de se rappeler que les métiers de production de la musique, assumés par les labels, ne sont pas nouveaux et qu’ils étaient même beaucoup plus importants pour un artiste il y a quelques décennies, tant produire un album coûtait cher. Bien qu’ils restent importants aujourd’hui par leur influence et leur connaissance du milieu, la transition d’une industrie du disque vers une industrie du streaming a sans contestation réduit l’importance des majors et des labels de manière générale. On a vu de nombreux artistes réussir à émerger de manière organique et gérant leur communication à leur façon, ce qui a même contribué à forger des carrières légendaires à l’image de celles de PNL ou de Jul.
Billie Eilish reçut aussi son lot de critiques suite à son succès précoce. Ici à Miami (Floride) le 9 mars 2020.
(© Kevin Mazur / Getty Images North America)
L’apparition dans ce contexte du qualificatif d’industry plant pose alors question : que critique-t-on réellement ? Le soutien d’un label ou d’un RP1, alors qu’on sait qu’il n’est plus du tout incontournable aujourd’hui ? L’authenticité d’un artiste, qu’on ne comprendrait pas ?
Il n’y a pas de réponse simple et claire à ces questions tant la signification de ce terme semble varier à chacune de ses utilisations. Appliqué à la pop, il se confond souvent avec les critiques portant sur la filiation d’un artiste avec des parents fortunés (voir les ‘nepo babies’), quand il ne cache pas une forme plus ou moins dissimulée de sexisme qui ne date, elle, pas d’hier. Le cas de Miki, dont la critique musicale sur le fond s’est rapidement mue en investigation sur sa provenance et le compte en banque de ses parents, a pu ainsi confirmer par l’exemple.
De l’exigence des auditeurs rap
Dans le rap, le terme est plus difficilement cernable car il s’applique à un genre où la notion d’authenticité et de street-cred est omniprésente chez les auditeurs. Alors que les artistes émergents arrivent de plus en plus tôt dans leur carrière avec une proposition artistique singulière et une communication étudiée, c’est peut-être le contraste avec leur prédécesseurs qui peut provoquer ce type de réaction chez certains. Lorsqu’il y a quelques années encore, les stratégies de communication des rappeurs étaient parfois très amateures (rappelons-nous de MHD ou SCH qui ont gagné en notoriété grâce à des freestyles sur Facebook), on note aujourd’hui un effort de communication très important du côté des jeunes artistes, qui semblent beaucoup plus sûrs d’eux dans la stratégie à adopter : présence (ou absence volontaire) sur les réseaux sociaux, affiches de concerts étudiées…
L’explication de ce renforcement des stratégies de com’ est multiple. Si les majors et les gros indépendants se sont indéniablement améliorés sur cet axe ces dernières années, il faut aussi comprendre que les artistes eux-mêmes gèrent de mieux en mieux leur communication, à l’heure où les plus jeunes ont grandi avec les réseaux sociaux et en maîtrisent parfaitement les codes. Houdi par exemple, en privilégiant Twitter comme moyen de communication, s’est construit très vite une image de rappeur accessible, proche de son public, et surtout maîtrisant les codes de l’humour de la génération Z.
Plus généralement, le rap est aujourd’hui un genre majeur de l’industrie musicale, et se diversifie en conséquence largement sur le plan sonore : pop, drill, jersey, DMV, newjazz, Detroit, hyperpop… Les propositions musicales se faisant plus diverses et s’éloignant parfois de ce dont on a l’habitude d’entendre, il est possible qu’une forme d’incompréhension chez certains auditeurs se traduise ensuite par une jalousie injustifiée.
Quoi qu’il en soit, il est tout de même important de rappeler que l’utilisation de ce terme est encore suffisament anecdotique en France pour qu’elle puisse avoir un réel effet néfaste sur un artiste ou ses auditeurs. D’ailleurs, mes recherches et mes sources se limitent encore aux bornes de Twitter et, bien heureusement, le monde ne tourne pas autour de l’avis de quelques adolescents aigris sur ce réseau social de malheur. La musique et l’art en général étant par essence purement subjectifs, on peut espérer que le succès d’un artiste reste encore une affaire organique, même si le soutien d’un label ou d’un RP est toujours utile et essentiel à l’industrie. Ce n’est pas demain qu’un leader d’opinion viendra ternir la réputation d’un artiste en le traitant “d’industry plant”, et c’est tant mieux.
- Chargé de relations presse / attaché de presse musique ↩︎