Pour Sheng, la musique est cathartique et libératrice des émotions qui nous pèsent. Enrichie par le succès de ses freestyles postés sur Instagram et par l’expérience de ses premières scènes, elle sortait le 2 juin dernier son deuxième projet DI YU 地狱 (“Enfer” en français), un an après la sortie de son premier EP Enfant Terrible 魔孩.
Pour La Pépite, Sheng nous parle de la danse entre son histoire personnelle et musicale, mais aussi du chemin parcouru pour la concrétisation de son dernier EP, le projet le plus abouti et représentatif de son art jusqu’ici, autant musicalement que visuellement. Entre français et mandarin, l’artiste nous emporte dans sa quête, ses tourbillons, ses questionnements, mais surtout sa renaissance après une année personnelle tourmentée.
La Pépite : Ton projet DI YU 地狱 est sorti le 2 juin, il y a un peu plus d’un mois. Comment tu te sens depuis ?
Sheng : Je me sens hyper heureuse et fière. J’avais déjà fait un bout de chemin avec le premier EP mais quand tu fais de la musique, tu évolues assez vite. Parfois, des sons mettent un an ou deux à sortir et ça devient difficile de les défendre. Pour ce projet, les sons ont été enregistrés vers septembre : c’est assez récent donc ils me ressemblent encore.
LP : Est ce que tu te souviens de ton ressenti après le premier projet, en comparaison avec celui-là ?
S : Il y a la même excitation, reconnaissance et gratitude, mais après le premier EP il y avait aussi plus de crainte. Avec DI YU 地狱, je vois davantage la direction vers laquelle je veux aller. Désormais, j’ai moins peur pour la suite.
LP : Tu évoques ton premier EP Enfant Terrible 魔孩 et je trouve justement qu’il y a beaucoup d’évolution depuis. Dans des interviews passées, tu expliques que le thème de l’amour et des mecs était au centre du premier projet, mais tu voulais que ce soit moins le cas pour la suite. Est ce que dans DI YU 地狱 tu as pu plus parler de toi-même ?
S : Dans le premier EP, il y avait quelque chose qui relevait du passage de l’enfance à l’âge adulte. Ça parlait beaucoup d’amour et des premiers émois de l’adolescence. Le deuxième est plus représentatif de la moi adulte : une version de moi qui pense moins aux mecs et essaye de moins en parler. Avant, je n’avais pas trop confiance en moi et je me construisais beaucoup par rapport à ça. Aujourd’hui c’est quelque chose dont je me détache de plus en plus, et je pense que ça se ressent dans ce nouveau projet.
LP : Ça se ressent totalement !
S : Merci ! J’aborde d’autres thématiques qui sont arrivées dans ma vie naturellement, sans effort, comme mon lien et mon rapport à la Chine. Dans mon premier EP, je n’en parlais pas trop car ça n’occupait pas mon esprit à cette période là, mais c’est un sujet qui est beaucoup revenu avec ma quête d’identité. C’est pour cette raison qu’il y a plus de sons en mandarin dans ce projet.
LP : Quand tu as annoncé et dévoilé ton projet sur les réseaux, tu as dit : « ce sera mon deuxième projet, une création de sept titres où j’y ai mis toute mon âme : chaque musique c’est un peu de moi, je ne me suis jamais sentie aussi vulnérable que dans l’écriture de ces morceaux. J’y ai mis toute ma tristesse, ma quête d’identité, ma colère, mes deuils… ». Quel était ton processus de réflexion et d’écriture pour ce projet plus personnel ?
S : Je pense que ça dépend des artistes. Personnellement, il est rare que je me fixe une ligne directrice dès le départ. La musique a toujours été un moyen d’extérioriser les choses donc j’ai abordé la création du projet de manière intuitive. Mais cette année, j’avais besoin de parler. Je vivais le deuil de quelqu’un de très proche de ma famille en Chine. Naturellement, le sujet est venu sur la table en studio et quand on a commencé à sélectionner les sons pour le projet, on s’est rendu compte qu’il y avait déjà une ossature alors que ce n’était pas prémédité.
LP : Comme tu le disais plus tôt, tu chantes en mandarin sur ce deuxième EP. C’était déjà le cas avant, mais de manière moins évidente. Il y a même un titre entier en mandarin : “FAN SI NI (烦死你)”. Tu parlais de “quête identitaire”, est ce que c’était un besoin de chanter et de rapper partiellement en mandarin ?
S : Pour le premier EP, j’envoyais des sons à ma famille en Chine. Ils me disaient qu’ils aimaient beaucoup mais qu’ils ne comprenaient pas, surtout ma grand-mère. Alors j’ai commencé à mettre du mandarin dans mes morceaux. Je me suis dit que les petites références allaient leur faire plaisir et je ne m’étais pas trompé : ils ont grave kiffé ! Je me suis rendue compte que ça me faisait du bien à moi aussi, alors j’ai commencé à faire toutes mes toplines en mandarin et naturellement, ça a pris de plus en plus de place.
LP : Et sur le deuxième projet ?
S : C’est encore plus présent car il y a aussi une visée politique, ce qui n’était pas forcément le cas avant. Le mandarin est une très belle langue qui reste assez méconnue en France. Peu d’artistes l’utilisent. Et puis le chinois est une langue dont on se moque assez facilement, mais quand on l’utilise en musique, ça sonne plutôt bien. Ça permet même d’ajouter une petite patte car c’est une langue très très musicale.
LP : Tu parles de visée politique : est ce qu’il y a une envie de représentation chez toi ? Est ce que t’avais le désir de montrer que cette communauté et cette langue existent ?
S : Clairement. C’est paradoxal car la communauté chinoise en France est importante mais reste en même temps assez méconnue. Quand j’ai commencé à mettre du mandarin dans mes morceaux, on me disait que personne n’allait me comprendre. Pourtant, aujourd’hui on est nombreux à écouter des sons en anglais sans qu’on en comprenne forcément le sens. Des artistes écrivent de plus en plus dans leur langue maternelle et normalisent ça. Rosalía par exemple, je ne comprends rien à ce qu’elle chante, mais j’adore ! Du coup je me suis dis, allez on va essayer !
LP : Et pour toi personnellement qu’est ce que ça représentait de chanter en mandarin ?
S : Ça a été une question de survie, en quelque sorte car je me sentais déconnectée de la Chine. Mais en perdant ma grand-mère, je me suis rendue compte qu’elle faisait beaucoup le lien entre le pays et moi. Son départ a provoqué en moi une violence psychologique mais aussi une violence physique. Pendant une semaine, j’étais complètement tétanisée. Comme si on m’avait arraché à cet autre pays que je considère comme le mien. Mais au final, j’ai eu l’envie et le besoin de mettre encore plus de mandarin dans ma musique. Et puis comme je sens mon niveau de mandarin décroître, c’est un peu une manière d’entretenir ma maîtrise de la langue aussi.
LP : Tu en parles justement dans “HANGZHOU (杭州)”, tu dis : « Les mots m’échappent / La langue je l’oublie ». Du coup à ce moment-là, la musique a été une manière pour toi de te reconnecter à ta langue, à ton pays, à ta grand-mère.
S : Oui car ça n’allait pas. Comme je le disais, ma grand-mère me soutenait énormément. C’était aussi une manière de lui rendre hommage. Quand je chante sur scène — c’est hyper neuneu — mais j’ai l’impression qu’elle est là.
LP : Dans le premier son que tu postes sur Youtube (“Wish I could be a boy”) en 2019, tu chantes un peu en anglais, bien avant de commencer à chanter en mandarin. Est ce que tu aimes chanter dans différentes langues ?
S : Tu es remontée loin, bien vu ! J’adore les langues mais les langues ne m’aiment pas forcément… J’ai un accent catastrophique en anglais et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté. Je me souviens de la fois où un pote américain m’a enregistré et il m’a dit “Sincèrement Camille parfois l’accent c’est chaud”. De coup je suis restée sur le français et le mandarin.
LP : Le projet s’appelle DI YU 地狱, qui signifie “ENFER” en chinois. Pourquoi ce fil rouge ?
S : C’est ça ! Enfin plutôt dans la mythologie chinoise et bouddhiste pour être exacte. Le di yu est un lieu où l’on va pour expier ses péchés, avant de retourner sur Terre. C’est un purgatoire suivi d’une sorte de renaissance, ce qui est différent de la conception chrétienne et occidentale de l’Enfer. Je trouve que ce mythe est porteur d’espoir et ressemble beaucoup à ma vision de la musique. Lorsque je vais au studio, j’ai l’impression d’exhaler mes pensées négatives, je relâche tout et quand je sors, je vais mieux.
LP : En lien avec cette thématique, ta DA est beaucoup plus poussée sur ce projet. On sent que t’as trouvé ta marque musicale et visuelle par rapport au premier EP. C’était comment de développer cette image ?
S : L’été dernier j’étais assez perdue. Après la sortie du premier EP, j’ai pris un mois pour me déconnecter et trouver de nouvelles inspirations. À mon retour, j’avais une idée plus précise de ce que je voulais. J’ai eu la chance d’être entourée d’une équipe qui m’a soutenu et qui allait dans ma direction. J’ai travaillé avec la très forte Mélanie Vassr pour le stylisme sur tous mes clips et shootings photos, et avec le très talentueux Jérémy Beaudet en photo. Je suis heureuse car désormais la forme suit le fond. Il y a une harmonie que je vais continuer de creuser.
LP : Cette cohérence se ressent. Que ce soit sur ce projet ou plus globalement, quelles ont été tes influences musicales et sonores ?
S : Elles viennent du rap français principalement. Cette année j’ai beaucoup écouté les projets de Laylow. En 2020, TRINITY m’avait vraiment matrixé autant sur la forme que sur le fond. J’ai aussi vu Rounhaa en concert cette année et j’ai beaucoup aimé ce qu’il proposait, ses prods et sa prestance sur scène. Je peux aussi citer Theodora, Kay The prodigy, Khali et Malo. Ce sont des artistes qui repoussent des limites et je trouve ça inspirant.
LP : Est ce que tu écoutes du rap chinois?
S : Sincèrement pas beaucoup. En Chine, on écoute moins de rap qu’en France. Le rap a une portée politique importante, mais en Chine il y a la censure. Évidemment que le style existe tout de même, mais il est moins visible. J’ai récemment découvert un rappeur chinois Bloodz Boi que j’écoute beaucoup. Il n’est pas très connu en France mais c’est la première fois que je prends une claque musicale de la part d’un rappeur chinois. Il rappe dans un style de la next gen, mais en mandarin. Je l’ai DM et quand je vais aller en Chine bientôt, on va essayer de se voir !
LP : Dans une conférence organisée par Banh Mi, tu expliques avoir commencé à écouter du rap assez tard, vers tes 18 ans via tes potes. Qu’est ce que tu écoutais avant ?
S : Je n’écoutais pas trop de musique. Ma famille non plus. Ma mère est bouddhiste pratiquante et écoutait beaucoup de mantras, et le principe des mantras est l’absence de bruit, de musique. Tu as simplement des voix qui font “hmmm”. Les mecs récitent les mêmes mantras pendant des heures, mais tu retrouves tout de même une musicalité. Parfois, je place des mantras bouddhistes dans mes sons, souvent en back donc ça ne s’entend pas nécessairement. Sinon ma grande référence musicale, à l’ancienne, était Michael Jackson et je crois que Damso est le premier rappeur que j’ai commencé à écouter au lycée. La musique classique était très présente aussi vu que je faisais du piano.
LP : Tu expliquais aussi que tu ressentais un manque de légitimité à tes débuts parce que tu as découvert le rap « tard », c’est toujours le cas maintenant que tu as sorti plusieurs projets ?
S : Je me sens beaucoup plus légitime. Avant d’avoir commencé à écouter du rap, je manquais de références par rapport à mes potes qui en écoutent depuis petit. Aujourd’hui c’est toujours le cas, mais je rattrape le retard. De toute façon, si je ne me sentais pas légitime, je n’aurais pas sorti le projet.
LP : Comment ta famille a réagi quand t’as décidé de te lancer dans la musique ?
S : Ma mère était très contente parce qu’elle rêvait d’être chanteuse quand elle était jeune. Elle a failli décrocher un gros contrat à l’époque mais ses parents, qui ont grandi dans la misère en Chine, ont refusé. Ils voyaient ça comme un truc de saltimbanque où la sécurité financière et matérielle n’est pas du tout garantie. Ça a créé une frustration chez elle, et je pense que c’est la raison pour laquelle elle m’a poussé à faire du piano professionnellement. J’en ai fait pendant dix ans, mais elle a évidemment fini par voir que ce n’était pas mon souhait de continuer. J’en fais encore parfois pour m’amuser, notamment en studio.
LP : C’était pareil pour ton père ?
S : Il ne me prenait pas au sérieux, il pensait que ce serait passager. En plus, il ne connaissait pas du tout le rap et en avait une vision très clichée. J’étais réticente à lui raconter au début, mais cette année il a pris le temps d’en parler avec moi. On a même eu une conversation au cours de laquelle il s’est excusé que je ne me sois pas sentie soutenue. Même s’il espérait que je fasse des études et que j’aie un CDI, il me soutient. Les parents ont peur mais c’est normal, je reste très chanceuse des deux côtés de ma famille.
LP : Sheng, ton nom d’artiste est un instrument à vent chinois c’est bien ça ?
S : Oui ! Mais ça ne fait pas référence à ça. Le chinois est une langue compliquée, ce qui importe est la prononciation d’un mot. Donc plusieurs sens correspondent au mot “Sheng” : tu as l’instrument à vent, mais c’est aussi le nom de famille de mère, qui est devenu mon deuxième prénom par la suite. Ma mère m’appelait Camille Sheng, et c’est devenu mon nom de scène.
LP : Est-ce qu’il y a une différence entre Camille et Sheng ?
S : Je pense que oui, d’autant plus qu’aujourd’hui mon identité visuelle est plus marquée. D’un côté ça me ressemble, je ne me sens pas dénaturée. De l’autre, Sheng a plus d’assurance. De base, je suis plutôt timide et introvertie mais ma carrière musicale m’a aidé à gagner en confiance. Au début, monter sur scène était un fardeau alors que maintenant j’adore ça ! En studio aussi j’étais très timide au début, surtout quand je devais chanter des choses personnelles. Mais maintenant j’affectionne les moments d’échange que ça apporte. Après il y a des paradoxes : j’ai plus peur quand je dois faire un exposé pour mes études devant 20 personnes qu’en concert devant 200 personnes.
LP : Tu le dis dans le morceau “DI YU 地狱” , tu fais de la musique pour « Qu’on oublie que j’suis timide». Dans om̐ que tu sors en 2019, tu fais référence au Cycle de l’Absurde d’Albert Camus. Tu fais aussi référence à Voyage au bout de la nuit de Céline. Est ce que tu lis beaucoup et est ce que ça inspire ton écriture ?
S : Depuis un an je suis tombée dans le piège des réseaux. Je passe trop de temps sur mon téléphone. Mais avant je lisais vraiment beaucoup, surtout avant la musique. C’était mon moyen d’extérioriser et de m’évader. Je pense que ça m’a aidé pour l’écriture, ça a enrichi mon vocabulaire, et j’aime bien parfois placer des réfs’ aux auteurs ou livres qui m’ont beaucoup marqué.
LP : Est ce qu’il y a des artistes avec qui t’aimerais collaborer dans le futur ?
S : Il y’en a pleins. Actuellement j’ai la tête en Chine parce que je pars dans deux semaines. J’aimerais beaucoup collaborer avec Bloodz Boi justement dont on parlait avant. Il y a aussi un crew aux US qui s’appelle 88rising qui regroupe de grands artistes d’origine asiatique. Pas que chinois, il y a aussi des thaïlandais, des vietnamiens etc. Et parmi eux t’as des artistes comme Joji avec qui j’aimerais beaucoup taffer, ou Higher Brothers qui sont chinois.
LP : Et en France ?
Ça serait un rêve de travailler avec Laylow. J’aime beaucoup le délire de Lujipeka et j’étais une grande fan de Columbine à l’époque. Sinon Rounhaa, J9ueve, Zamdane et Theodora, je kifferais bien collaborer avec eux. Puis, il y a Arøne qui est ultra chaude également, j’aime bien ce qu’elle fait. Il y a trop d’artistes !
LP : On te le souhaite ! Dernière question, c’est quoi ton son du moment ?
S : C’est un son que j’ai découvert ce matin et que j’arrête pas d’écouter, Melissa de Jey Brownie.
DI YU est disponible sur toutes les plateformes de streaming.