Rap français et santé mentale : tentative de psychothérapie

La semaine du 10 octobre 2022, consacrée à la santé mentale, touche à sa fin. Sept jours pendant lesquels les troubles mentaux, comme la dépression, ont été abordés sans tabou, et par de nombreux personnages publics. Au MaMa festival, qui réunit les professionnels de la musique et du rap, la question a même été posée avec une ironie non-dissimulée : « comment peut-on augmenter le nombre de dépressions dans l’industrie musicale? ».

Ces dernières années, et notamment depuis la crise du Covid, une prise de conscience collective a permis de mettre en avant l’importance de la santé mentale, et, dans son sillon, certains tabous ont progressivement été levés, avec des révélations de la part de plusieurs artistes sur leur combat contre l’anxiété ou la dépression. La place des artistes dans le débat public prend une importance cruciale, alors que les représentations se veulent plus diverses. Mais à l’heure où certains célèbrent la prise de parole d’artistes sur le sujet, on peut se questionner : si cela fait longtemps que l’on entend les rappeurs se livrer sur leurs souffrances psychiques, le sujet n’est pas abordé frontalement par la plupart des acteurs du milieu. 

“Il n’y a qu’une chose qu’il ne dira pas, faudra que tu l’devines dans son regard. Entre homme on se comprend, on parle pas” – Lettre, Shurik’n

Et de fait, l’image violente et misogyne du rap influence toujours l’imaginaire d’une partie de l’opinion. Pour comprendre pourquoi, il faut remonter aux origines du rap. Moyen d’expression d’une communauté marginalisée et en lutte, il porte dans son ADN un certain lot de souffrances, notamment dues au racisme et à la pauvreté. Mais le rap est, dès ses premiers pas, investi par un virilisme décomplexé, qui met en avant la détresse sous forme de colère et de violence –  « la masculinité toxique veut que les hommes n’expriment jamais leurs sentiments, encore moins la tristesse, et ne prennent pas soin d’eux », explique le psychiatre Jean-Victor Blanc. C’est en tout cas une des facettes du rap popularisée en France par des artistes comme NTM, et qui va marquer le genre musical jusqu’à aujourd’hui. Le rappeur est censé représenter la force et la masculinité : c’est par exemple le cas d’un Rohff ou d’un Booba qui mettent en avant leurs muscles et jouent à fond sur l’égotrip. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si un des premiers français à rapper son désespoir est en fait… une française, Diam’s, qui écrit T.S. en 2006, se livrant sur ses idées noires (T.S veut dire “tentative de suicide”). 

« Artiste malgré moi parce que les psys ont failli à leur titre » –Mélancolique Anonyme, Diam’s

Au milieu des années 2000, alors que le rap se démocratise, il devient un moyen d’exprimer des émotions plus variées et plus intimes, et offre ainsi la possibilité à toute une population qui n’avait pas pour habitude de parler de santé mentale de se reconnaître dans la souffrance décrite par ses idoles. Exutoire pour les artistes, il agit comme une catharsis pour les auditeurs. Une étude de l’Université de Cambridge établit même un lien entre rap et mieux-être, expliquant que « beaucoup de rappeurs viennent de zones défavorisées sur le plan socio-économique. Il est donc inévitable que les paroles reflètent leurs problèmes dont la pauvreté, la marginalisation, la criminalité et la drogue. De nombreux facteurs déclencheurs de maladies », et permettrait donc à un public qui n’a pas l’habitude d’aller chez le psy de se sentir mieux : « Nous croyons que le Hip-hop, avec son style riche, visuel, narratif, peut être utilisé lors de thérapies pour des populations spécifiques et peut aider les patients souffrant de dépression à créer des images plus positives d’eux-mêmes ». Un nouveau mythe fait son apparition dans l’imaginaire des musiciens et des fans : s’en sortir grâce au rap, un thème qui devient récurrent dans le répertoire rap.

« À six ans, j’ai dû voir un psy, j’ai dû voir un psy. À seize ans, j’ai dû voir un psy, mauvaise graine » – Mauvaise Graine, Nekfeu 

Mais petit à petit, la tristesse des rappeurs se transforme en esthétique. Au cours des années 2010, de nombreux rappeurs français abordent dans leurs sons des thématiques de plus en plus sombres et personnelles. Nekfeu, Vald, ou encore Dinos ne cachent pas leur profonde détresse, et au contraire, en font un de leurs atouts. PNL entérine cette esthétique du rappeur au coeur brisé, une démarche d’abord moquée par les acteurs du milieu, avant de devenir une source d’inspiration pour toute une génération d’artistes, inspirés également par ce qu’on appellera très vite le emo rap. Cette tendance pousse même certains médias, comme Canal +, à se questionner : “Les rappeurs français sont-ils en pleine dépression ?”.

“Le mal qu’on ressent, comment leur dire?” – Dehors dans la night, Laylow

Une libération de la parole à double tranchant : comme il avait influencé le milieu du rock, notamment avec Nirvana, le stéréotype de l’artiste maudit et hanté par ses démons commence à s’appliquer aux rappeurs, qui vont jusqu’à entretenir leur tristesse qu’ils considèrent comme nécessaire à la création – Laylow avoue par exemple cultiver sa mélancolie, quand Lomepal se questionne : comment écrire s’il va mieux ? On passe alors de la levée des tabous à la glamourisation de la souffrance psychologique, qui devient le leitmotiv de nombreux artistes de la nouvelle scène rap, comme Zamdane, So La Lune ou encore Coelho, pour n’en citer qu’une poignée. On voit alors que la folie n’est plus seulement assumée, mais quasiment revendiquée – “c’est beau la folie”, chante Lomepal dans une de ses chansons iconiques; quant à Coelho, il écrit : “respecte mes névroses”. Tristesse Business, de Luidji, représente par son titre cette nouvelle ère où les problèmes psy deviennent… un business.

“Ça va pas trop, j’roule un teh” – Jusqu’au dernier gramme, PNL

Si la folie est rhétorique pour certains, elle devient concrète et assumée pour d’autres, notamment grâce aux révélations de Kanye West sur sa bipolarité, qui ouvrent la voie à de nombreux artistes. Malheureusement, ces derniers semblent parfois dépassés par les souffrances qu’ils revendiquent. Les addictions sont notamment au centre de ces questions : entre moyen d’échapper à la réalité et signe de refus de l’ordre, la drogue fait des ravages aussi bien dans les paroles que dans la vie des artistes. Glorifiée, elle devient presque un symbole pour certains rappeurs qui prennent le risque de se noyer dans le personnage qu’ils ont créé. Le suicide ou la mort par overdose de plusieurs figures du rap témoignent de la violence que ressentent les artistes, souvent poussés à bout par une industrie qui les broie. 

“La route est longue vers les étoiles, et plus tu montes et plus il fait froid”- Annunaki, Vald

L’industrie musicale est en effet un catalyseur d’émotions fortes, et pousse parfois ses acteurs au bord de l’implosion. Dans une enquête de Sage Journals, ces derniers révèlent que 30% des artistes électro ont des symptômes de dépression ou d’anxiété – contre 1 personne sur 5 dans la population générale. Si une telle enquête n’existe pas encore pour le rap, on ne peut nier l’importance des burn-out et des difficultés psychologiques dans ce milieu. Car la vie d’artiste n’est pas simple : paranoïa, manque du manque, sentiment de solitude et désenchantement hantent jusqu’aux plus populaires des rappeurs, qui s’aperçoivent que le succès n’est pas un pansement pour leurs souffrances. Pour preuve, plusieurs acteurs de la scène rap ont décidé de s’en éloigner, à l’image de Diam’s qui dit n’avoir pas eu d’autre choix pour prendre soin d’elle. En 2020, Saï2labre s’interroge sur Twitter : “Il faudra un jour avec sérieux se pencher sur un sujet qu’on minimise : la dangereuse incompatibilité entre l’univers fictif rap français et la santé mentale de certains protagonistes, on commence à avoir une liste d’artistes qui vrillent et ça n’a pas l’air d’être pour un rôle.”

“J’ai l’air heureux quand je monte sur scène, c’est grâce aux antidépresseurs” – Au Grand Jamais, Isha

Malgré la levée du tabou sur les complications qu’ils peuvent rencontrer, peu de rappeurs semblent cependant prêts à nommer un chat un chat. Parfois bloqués dans leur personnage, souvent abîmés par l’industrie musicale, et presque toujours maintenus par les préjugés psychophobes d’une partie de l’auditoire rap, les artistes semblent rongés par un paradoxe difficile à surmonter : parler de la folie dans leurs chansons tout en s’en dissimulant publiquement. Un contraste frappant entre une sensibilité revendiquée dans les paroles de beaucoup de classiques et l’image que renvoient les acteurs du milieu quand ils parlent d’eux-mêmes avec une certaine retenue. 

J’ai 400 démons prêts à sortir” – Diagnostic, So La Lune

Aujourd’hui, le rap a en grande partie dépassé les clichés virils de l’homme qui ne pleure pas, du gangster qui supporte tous les coups, de l’artiste surhumain. Et pourtant, le monde du rap est-il prêt à réellement prendre le taureau par les cornes ? Alors que la folie de Kanye effraie ou amuse les médias comme leurs lecteurs, il semble compliqué pour un artiste de continuer à être pris au sérieux tout en dévoilant les troubles qu’il traverse. Et les clichés ont la peau dure : souvenons-nous des moqueries de Booba quand Stromae a sorti son titre « L’Enfer », qui parle de ses envies de mort. Cet accroc démontre que la fragilité reste une insulte pour beaucoup – même si, selon Lomepal : PNL a accéléré la transition du rap vers plus de fragilité”, un héritage qu’il revendique.

La question reste donc ouverte : quelle place décidons-nous de donner à la santé mentale dans le rap ? C’est aussi nous, auditeurs, journalistes et acteurs de la musique, qui devons nous questionner pour ouvrir le chemin vers un milieu plus sain pour les artistes, mais également pour leur public.