Il y a deux ans tout pile, sortait ERRR, le deuxième projet de La Fève. Récit d’un des opus les plus marquants du début de cette nouvelle décennie.
“ERRR“… Une onomatopée peu ragoûtante au premier abord et qui aurait bien pu rester collée à nos tympans tel un écoeurement, une indigestion auditive qu’on aurait préféré oublier. Et pourtant. Ce gimmick de seulement quatre lettres résonne encore avec plaisir dans nos oreilles.
Deux ans après sa sortie, ERRR apparaît comme un projet qui fait date dans le rap français et place Louis Ambroise Germain (a.k.a. “La Fève”) comme le porte-étendard d’une nouvelle vague de jeunes rappeurs. Mieux, il est l’une des têtes d’affiche les plus attendues de cette fin d’année avec la sortie de son nouveau projet intitulé 24, le 22 décembre prochain. Mais pour comprendre le succès et l’engouement autour de ce retour imminent, il nous faut revenir un peu en arrière.
Une histoire d’alchimie
Tout commence en septembre 2020. La Fève balance KOLAF, son premier projet publié sur les plateformes de streaming, lui qui jusque-là avait fait ses armes sur SoundCloud. En collaboration avec le beatmaker Kosei, qui devient son plus fidèle acolyte, le projet marque les esprits par l’osmose diabolique entre les prods trap futuristes de ce dernier et les flows nonchalants et mélancoliques du rappeur.
Encensé par la communauté rap de Twitter, le jeune artiste de 20 ans, originaire de Fontenay-Sous-Bois dans le Val-de-Marne, tombe alors dans le viseur de nombreux médias rap et devient un rookie scruté de très près par le public underground qui lui reconnaît un potentiel énorme. Il sait désormais qu’il est attendu au tournant et qu’il doit frapper encore plus fort.
Le 21 octobre 2021, il revient sans prévenir avec MAUVAIS PAYEUR. La hype est immédiate : les réseaux s’enflamment et les streams grimpent à toute vitesse. À tel point que le morceau commence à tourner dans les DJ sets de soirées rap d’envergures très variées. Une exposition inédite et encore impensable quelques mois plus tôt. Mais pourquoi un tel succès ?
BOUNCE !
D’abord, parce que MAUVAIS PAYEUR est un énorme banger. Le visuel monochrome de la Walone, la prod agressive et mélancolique de Demna samplée de la bande-son du jeu vidéo Hollow Knight, les placements lunaires de La Fève… Tout est pensé pour ne faire qu’un et leur alliance crée un choc sensoriel chez le public lequel a la sensation de n’avoir jamais entendu une chose pareille.
Mais aussi parce que le titre est un point de bascule, un morceau qui incarne, à lui seul, l’entrée dans une nouvelle ère artistique. Un néo-rap français qui s’affranchit des codes, sait où il va, sans toutefois oublier d’où il vient (comme avec ces scratchs intégrés à l’instru trap et pourtant emblématiques de l’époque boom-bap). Avec MAUVAIS PAYEUR, La Fève crée ainsi un hymne pour toute une nouvelle génération d’auditeurs qui en était jusqu’ici dépourvu.
Il devient pour elle ce volcan que l’on croyait endormi et qui, soudainement, se réveille : “errr” est le bruit qu’il fait lorsqu’il crache son flow magmatique et “bounce”, celui des phases qu’il éjecte depuis son cratère et qui retombent sur la concurrence située en contrebas. Inondée de lave, perforée par les pierres et recouverte de cendres, cette dernière est désormais réduite à néant. La Fève a fait du rap français son nouveau Pompéi.
“La tape, elle s’appelle comme un vomi”
Détruire, oui, mais pour mieux reconstruire. Puisque le vendredi 17 décembre 2021, La Fève sort enfin ERRR, son deuxième projet. Un 18 titres à travers lesquels le kickeur fait une véritable démonstration de confiance en soi. L’intro “BELEK” fait d’ailleurs office de prévention : La Fève arrive et il ne laissera personne indemne (“J’ai les crocs là, belek, errr”). “Errr”, comme un besoin urgent de vomir, d’expulser cette vision contenue au plus profond de lui.
Soutenu par Zamdane, $ouley et S.Téban (les trois featurings du projet), La Fève déploie une attitude contagieuse qui oblige l’auditeur à rentrer dans son univers. Tout au long du projet, le rappeur distribue ainsi les phases tout en abordant les sujets qui lui tiennent à cœur : la trahison (“Ces faux G sont français, quand ils parlent j’entends China – BOXE INTERLUDE), le charbon (“J’veux m’ensommeiller dans le satin, Faut ça m’écoute de Marseille à Saint-Ouen” – OTW) ou encore la crainte de l’avenir (“C’est bizarre en y repensant, j’sais pas où La Fève il sera dans dix ans” – LYELE OUTRO).
Si les textes de La Fève restent assez superficiels et les thèmes, répétitifs au bout des 18 titres, ils sont toutefois compensés par un egotrip intelligent et imagé mais aussi une certaine technicité (placements, assonances et allitérations à foison…), en plus de l’autotune qu’il manie à la perfection et derrière laquelle il ne se cache pas.
Des productions et une structure innovantes
Mais il faut surtout mentionner la richesse et le caractère central des productions. Particulièrement abouties, les instrumentales sont confectionnées par un florilège de 19 beatmakers dont se détachent particulièrement Lyele, Kosei, Freakey et Demna. Tel un vélo tout terrain, le rappeur s’adapte et les manipule avec agilité, posant sur des rythmiques aussi bien trap que plug (“La prod elle est quali, j’fais de la musique élégante” – SAOULÉ).
Les prods sont originales, les samples méticuleusement travaillés et le mix entre instruments synthétiques et organiques sur certains morceaux leur donne du relief et fait le trait d’union entre ancienne et nouvelle génération (“Dans le stud’ j’me sens comme Kanye West” – KANYE WEST). Surtout, La Fève les met en avant et témoigne à plusieurs reprises son respect aux beatmakers qui l’accompagnent en ponctuant ses textes par des s/o: “Avec le K on fait some good music” – LONERRR ; “La prod’ elle est Daigo, on s’connait pas igo” – NO HOOK.
La Fève a également mis un point d’honneur à la structure de la tape. Ceux qui ont écouté le projet ont encore en tête les transitions BELEK/OTW, NO HOOK/SAOULÉ et surtout la fameuse ZAZA/MAUVAIS PAYEUR. Ces enchaînements assurent une grande fluidité d’écoute car les morceaux sont équitablement répartis selon leurs atmosphères et donnent un rendu homogène dont il est difficile de s’ennuyer. Un univers sonore si travaillé qu’il donne parfois à la mixtape l’étoffe d’un album.
“C’est nous la nouvelle génération, on va l’faire, lessgo !”
Sur la cover en 3D signée Adrien Delmas, La Fève, en survet technique et lunettes Oakley sur le nez, porte son alter ego sur ses épaules et regarde l’horizon. Illustration prophétique de lui et sa filiation à la conquête du trône du rap français ? Probable (“bientôt tu vois La Fève en figurine / Toi, tu fais le G, mais quand ça part tu t’enfuis du ring” – MAUVAIS PAYEUR).
Autre signe de rupture avec l’ancienne école : la structure refrain/couplet/refrain, omniprésente dans le projet, signe bel et bien la mort du désormais ancestral troisième couplet. Les morceaux sont plus concis et ne dépassent presque jamais les trois minutes. Un pari judicieux et qui convient à une nouvelle génération d’auditeurs davantage séduite par les EP et maxis que par les albums, désormais jugés trop longs.
Attention, les choses ne sont pas faites en dilettante pour autant. Si “LAF” lui-même qualifie son travail de “fast food music”, c’est parce que sa démarche est spontanée, presque viscérale et donc plus qu’authentique. Et le format tape s’y prête parfaitement (Alpha Wann avait déjà montré l’exemple en 2020, presque 1 an pile avant ERRR, avec la Don Dada Mixtape Vol.1 avec la “qualité en guise de promo”).
Enfin côté communication, la tendance est au minimalisme. Le projet a été annoncé un lundi par la Walone sur les réseaux (annonce modestement retweeté par le rappeur) pour une sortie prévue le vendredi même. Aussi, MAUVAIS PAYEUR reste le seul morceau clippé de la tape. La Fève inspirera alors ses confrères qui seront nombreux à appliquer cette stratégie de la discrétion (H JeuneCrack, Rounhaa, Luther, Wallace Cleaver…).
“J’voulais juste baiser le game”
Un peu moins de de 40 minutes. C’est ce qu’il aura donc fallu à ce jeune prodige pour changer la face du rap français de la nouvelle décennie et le marquer d’une trace indélébile. ERRR fut été un appel d’air pour de nombreux rappeurs émergents qui ont réalisé qu’ils pouvaient être enfin compris par le grand public, faisant de La Fève le chef de file de cette nouvelle génération.
Le projet est aujourd’hui certifié disque d’or. Comme le single MAUVAIS PAYEUR dont le clip atteint presque les 10 millions de vues au moment où l’on écrit ces lignes. Mixtape pour les uns, premier album pour les autres. Nul ne sait vraiment comment qualifier cet ovni musical (“S’dire les choses avant qu’nos liens se coupent / Comme Tarik, Nabil, dans ma soucoupe” – VOITURE SPORTIVE), mais peut-être faut-il le ressentir plus que d’essayer de le comprendre. S’il est encore un peu tôt pour le qualifier de classique, ERRR est indéniablement l’un des (si ce n’est le) projets les plus marquants de ces dernières années.
ERRR a changé la vie de La Fève et lui a permis de passer dans une autre dimension : un featuring remarqué avec Kekra et Alpha Wann en début d’année, une session studio avec Hamza, un morceau sur le projet d’Ikaz Boi, Tiakola qui prête sa voix à la fin de “LOYAL” (son dernier morceau sorti ce 23 novembre et aussi le premier single du prochain projet), une programmation à la prochaine édition des Ardentes… Ne reste donc plus qu’à La Fève de franchir l’étape la plus cruciale de sa carrière : la confirmation. Pour savoir si notre jeune prodige a rempli sa mission, rendez-vous donc le 22 décembre.
Dizko et Charly13
ERRR de La Fève est disponible sur toutes les plateformes de streaming :