2020 a été marquée par de nombreuses sorties mémorables, dont une se distingue particulièrement. Il y a exactement quatre ans jour pour jour, le 28 février 2020, Laylow nous dévoilait Trinity, son premier album studio aujourd’hui disque de platine, à qui nous souhaitons une longue vie. Retour sur un projet phare de ce début de décennie.
Si pour les cinéphiles, Trinity évoque l’iconique hackeuse de la saga Matrix, pour le public rap, le nom fait désormais écho au premier album de Laylow. L’opus a permis au Toulousain, par son attrait pour le futurisme et la science-fiction ainsi que sa direction artistique ultra travaillée, de plonger le rap français dans une toute nouvelle dimension.
À travers 22 titres dont 7 interludes, Laylow nous invite à vivre une expérience à la fois auditive, visuelle mais surtout émotionnelle, grâce à sa rencontre avec…Trinity.
EP sur EP
Il faut remonter au 6 décembre 2016 pour voir naître le premier EP solo de Laylow, Mercy, sur lequel on retrouve déjà Wit., son acolyte de toujours. De ce projet, on retient surtout le très mélancolique 10’ et son refrain hypnotisant. Le concept de “Digitalova” nous est présenté, titre que prendra d’ailleurs l’EP sorti l’année suivante. Laylow poursuit son marathon avec .RAW puis .RAW-Z en 2018. Dans ces deux derniers projets, Lay’ nous introduit à son “nouveau flow wavy” (Amy), ajoute des bruitages de machines, chante sa solitude et sa mélancolie. Il nous plonge alors dans son univers bionique en instaurant d’ores et déjà les prémices de ce que sera Trinity, et ce, EP par EP.
Jusque là plutôt discret, c’est avec “Maladresse” que Laylow commence à se faire remarquer. Il arpente dans la foulée les salles de France à l’occasion du Z-Tour, ce qui lui permettra de construire autour de lui une communauté solide et friande de son esthétisme futuriste. Une fois l’engouement créé, Laylow fait face à un nouveau défi : concevoir son premier album studio.
Chargement du programme en cours
Laylow le sait : il est attendu au tournant et doit frapper fort pour son retour. C’est ce qu’il fait en dévoilant “MEGATRON”, le premier hit de l’album, en décembre 2019. En référence au chef des Decepticons, antagonistes de Transformers, Laylow apparaît pris de folie et dégage une énergie presque machiavélique dans le clip tourné entre Abidjan et Kiev. Du morceau émane une atmosphère épique grâce à la production de Dioscures mais tout de même gangrénée de noirceur. Bien qu’il rappelle fortement le titre “Black Skinhead” de Kanye West, “MEGATRON” reste une entrée en matière efficace qui permet d’“augmenter la pression”.
Fin janvier 2020, le rappeur envoie le clip de “TRINITYVILLE” puis trois jours avant la sortie de l’album, celui de “POIZON”. Suivant l’ordre de la tracklist, ces trois titres caractérisent chacun une étape de l’album et permettent de donner un aperçu de l’expérience Trinity mais aussi des différentes émotions transmises.
“Bienvenue dans le programme Trinity”
Remettons-nous dans le contexte : Trinity sort le 28 février 2020 alors que le monde entier s’interroge face à la propagation du coronavirus. Si de rares chanceux ont pu le voir performer l’album lors d’un unique Olympia le 6 mars 2020, à peine une dizaine de jours plus tard, le président annonçait un confinement national. Le début d’une période singulière, où nous étions pour beaucoup confrontés à la solitude que nous essayions tant bien que mal de combler par une utilisation excessive des réseaux sociaux. Les jours défilent et la frontière entre le réel et le virtuel devient floue. Tout ceci a des conséquences sur nos émotions, et nos rapports à celles-ci: nous finissons par devenir apathiques.
Soigner le mal par le mal. C’est ce qu’a tenté de faire Laylow avec le logiciel de stimulation émotionnelle Trinity. L’intention derrière le projet, expliquée très précisément sur la pochette de l’album physique, est de faire passer l’utilisateur (donc lui-même mais également l’auditeur) par différents états en jouant avec les niveaux d’hormones afin de regagner sa sensibilité.
On se prend un shot d’adrénaline avec “AKANIZER”, on sécrète du cortisol avec “LOGICIEL TRISTE” ou encore de l’ocytocine, l’hormone de l’amour, dans “NAKRé”. La dépendance, aussi bien aux substances qu’à ces émotions et donc Trinity, est omniprésente dans le projet. Le parallèle entre son rapport avec Trinity, personnifiée par Laylow, et une véritable relation sentimentale est évident. Dans ce programme comme en amour, nous sommes parfois poussés dans nos extrêmes jusqu’à en perdre le contrôle (“Quand on mélange la passion et la frustration / On contrôle plus rien dans l’équation” – POIZON).
Si l’expérience semble à première vue superficielle, elle est surtout universelle précisément à cette période d’incertitude. Elle n’en est pas moins personnelle pour Laylow et apparaît comme une immersion dans sa psyché, avec ses doutes et ses questionnements (“Est-c’que j’suis dans l’vrai ? Est-c’que j’pète un câble ? / Est-c’que ces gens m’aiment ? Est-c’qu’ils s’foutent de moi ?” – DEHORS DANS LA NIGHT). Grâce au storytelling, on apprend de nombreux éléments sur Laylow : d’où il vient, ses rapports avec ses proches, ainsi que ses tourments. Il ne cherche pas “simplement” à faire de la musique mais bien à nous raconter son histoire. Pour cela, il reprend la structure et les codes du cinéma ou du théâtre.
Un film pensé pour les oreilles
Trinity est un logiciel, Trinity est une femme, mais Trinity fait aussi référence à la Sainte Trinité. Ainsi, tout au long de l’album, on découvre une histoire pensée en triptyque. Et puisque rien n’est laissé au hasard, tout film réussi implique cette structure simple mais pourtant essentielle. Une scène d’exposition permet généralement à l’auteur d’introduire le cadre, l’ambiance et les personnages. C’est dans ce but que le premier interlude de l’album “Initialisation” intervient : le décor est posé, l’accès au programme Trinity est lancé. Évoluant dans un voyage digital, les titres des morceaux – à l’exception des interludes, sont entièrement en majuscules à l’image des fichiers informatiques. Les 7 interludes de l’album permettent ainsi de combler l’absence d’images en apportant aux auditeurs les éléments manquants au scénario, notamment en permettant de courts dialogues entre Lay’ et Trinity.
Ce film auditif est évidemment parachevé par les éléments visuels que sont la cover et les clips. La superbe pochette réalisée par Osman Mercan reprend les éléments du décor : une atmosphère digitale, presque bling bling avec les grillz démonstratifs des influences kainris de Laylow et une couleur verte, en référence à la matrice. Les clips réalisés par TBMA (“Travis Bickle Mr Anderson”, aka Osman Mercan et Laylow) placent le décor visuel et permettent une vision complète aux auditeurs. L’audio est collé à l’image. Dans “TRINITYVILLE”, on découvre une ville sombre, aux lueurs angoissantes. Spectateurs de la rencontre sur le parking, on assiste à la disparition de Trinity. Les jeux de lumière et la diversité des matières nous plongent progressivement dans ce monde digitalisé, qui se retrouve totalement représenté dans “POIZON”. Spectateurs comme héros perdent tout lien avec le monde physique et analogique mais aussi avec eux-mêmes.
Assez rapidement on comprend que Laylow est en mission et que “loin des lois” il se doit de “montrer le chemin”. On rentre alors dans le cœur de l’action et l’aventure débute. Mais évidemment au fil des titres l’anti-héros fait face à de nombreux obstacles, lui qui voulait à tout prix ne “pas regarder la misère du monde”. Tout étant minutieusement pensé, les variations des flows et des voix ainsi que les prods viennent perfectionner la vision de l’auditeur. Après un climax évoqué par la saturation de la prod sur “AKANIZER”, l’histoire prend une couleur plus lente et plus triste. On s’approche de la conclusion, de la fin de l’histoire : la reconnexion avec Trinity est impossible.
Un univers musical complet avec un casting de qualité
Mais l’univers de Laylow n’aurait pu voir le jour sans l’aide de ses collaborateurs. En tant que véritables acteurs du film, chaque artiste invité possède un atout ajoutant une subtilité au projet. Jok’Air et Lomepal apportent la légèreté de leur mélodie, Alpha Wann et S.Pri Noir la puissance de leur kickage. Quant à Wit., la connexion est évidente tant les deux artistes sont habitués à travailler ensemble, nous livrant ainsi le morceau le plus singulier de l’album, “… DE BATARD”, produit par Laylow lui-même.
Laylow ose et s’essaye à des flows aussi inattendus que puissants, porté par une autotune inspirée de Travis $cott ou Kanye West et ponctuée de glitchs rappelant l’environnement informatique. Par souci de cohérence mais peut-être aussi de pudeur, Laylow se cache derrière le vocodeur, sauf sur le morceau “PIRANHA BABY”, où il souhaite prouver son authenticité (“Eh Thomas, enlève l’autotune s’t’plaît / J’fais pas semblant, j’les aime pas comme paire de fake sur oi-m / Misent tout sur le jeune métisse ambitieux grave”).
S’il n’est pas le rappeur le plus mélodieux ou le meilleur des lyricistes, Lay’ comble ses lacunes par une créativité sans limite, un sens du détail et une capacité à susciter des émotions chez l’auditeur en le plongeant dans un univers bien pensé. L’harmonie globale de l’album s’explique aussi par sa présence sur tous les fronts. À la fois réalisateur et producteur sous le pseudonyme de “Mr. Anderson” (énième référence à Matrix), Laylow peaufine chaque aspect de son œuvre.
Les instrumentales renforcent le caractère bionique du son de Laylow, avec un cocktail musical créé par ordinateur, de bugs, de glitchs et d’éléments organiques comme le piano de Sofiane Pamart ou la flûte sur la première partie de “DEHORS DANS LA NIGHT” produit par Mingo, Wunda et KOBAYASHI243. Ces propositions variées rythment l’écoute permettant à l’auditeur de facilement se repérer dans l’expérience Trinity.
“J’rappe aujourd’hui, c’est le lendemain”
Dans NAKRé, Laylow s’interroge sur son impact: “Qui va parler de moi ? Quel sera le poids de mon existence ?”, sans savoir encore que Trinity sera un véritable succès à la fois critique et commercial qui finira nimbé d’un disque de platine fin 2021. Trinity permit également à Laylow d’élargir son public en touchant une autre audience, celle de TikTok grâce au morceau “…DE BATARD” qui envahit le réseau avec son challenge visant à incarner les différents protagonistes.
Inspiré par ses prédécesseurs que sont Dr Dre, Eminem ou encore le Wu-Tang Clan, il remit au goût du jour en France les “albums concept” structurés par des interludes, alors que les projets sont souvent aléatoirement labellisés et ne comportent presque plus de fil conducteur, parfois considéré comme désuet. C’est ce qu’il continua de faire dans son second album L’Étrange Histoire de Mr. Anderson, avec une structure similaire à Trinity mais porté par une introspection encore plus approfondie.
Le pari du storytelling est une nouvelle fois gagnant, avec un autre disque de platine au compteur et deux Bercy à guichet fermé en mars 2022 que beaucoup placent parmi les meilleurs concerts de rap de ces dernières années.
Laylow n’a peut-être pas réussi le test émotionnel de Trinity, mais il a pour sûr réussi sa mission en montrant le chemin à la génération future, en l’inspirant à affirmer ses propositions et s’affranchir des limites, de quoi créer un mouvement de rap “bionique” plus qu’en avance sur son temps.
Charlotte Bancquart Edwige et Aya Abouelleil
TRINITY de Laylow est disponible sur toutes les plateformes de streaming:
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